Plus tard dans l'après-midi, il fit une nouvelle tentative pour téléphoner à Agnès et à ses parents, sans plus de succès. Puis il passa ses vêtements neufs, roula, faute d'ourlet, le bas du pantalon et répartit ce qu'il possédait dans ses poches fessières et pectorales: le passeport, les cartes de crédit, l'argent liquide, la feuille portant les numéros de téléphone. Il hésita à garder sur lui la télécommande et, comme elle l'alourdissait, finit par la caler entre bol et blaireau dans l'étui de cuir contenant le nécessaire à raser, qu'il laissa dans la salle de bains. Il sortit et, empruntant les passerelles au-dessus des avenues, se dirigea vers le débarcadère. Le ciel était gris, la chaleur moite. Le reconnaissant, l'employé du ferry agita les bras en signe de bienvenue, mais il débarqua à Kowloon et ne reprit le bateau qu'une demi-heure plus tard, après avoir réglé sa note à l'hôtel King et récupéré ce qui restait de sa cartouche de cigarettes. Bizarrement, il n'avait pas fumé, pas eu l'idée, depuis son arrivée à HongKong.
De retour sur l'île, il marcha sans but, en tâchant de suivre les quais, ce qui s'avéra impossible à cause des nombreuses voies intraversables, des chantiers de construction, des palissades où il cherchait en vain des brèches pour entrevoir la baie. A la disposition des enseignes publicitaires, au sommet des gratte-ciel qui le surplombaient, il reconnut des quartiers qui, de l'embarcadère du ferry, la nuit précédente, lui avaient paru très éloignés du centre. Dans un autre hôtel de luxe, le Causeway Bay Plaza, il essaya encore de téléphoner, mais il n'y avait toujours personne. Le soir venu, il regagna en taxi le Mandarin, but un Singapore Sling au bar puis monta dans sa chambre pour se regarder dans la glace de la salle de bains, se raser à nouveau, comme un convalescent qui s'assure de ses forces. Plus ses joues étaient lisses, mieux ressortait la barre déjà noire de sa lèvre supérieure. Il savait que la nuit, comme d'habitude, serait dure à passer, que des idées contradictoires, obstinées, exclusives, se porteraient à l'assaut de son cerveau, qu'il voudrait tour à tour, sûr de ne plus varier, reprendre le ferry, filer à l'aéroport, se jeter par la fenêtre, et que le sport consistait à ne rien faire de tout cela, de manière à se retrouver au matin en vie, la moustache croissante, en s'étant contenté de rêver des actes irrémédiables. Il craignait plus que tout, sous l'effet d'une nouvelle lubie, de raser sa moustache et de devoir ensuite tout reprendre à zéro. Il entrevit une suite de jours et de nuits scandée par l'alternance des rasages, des espoirs de repousse, vainement éternisée dans l'attente, l'indécision, la succession plutôt de décisions contraires. Les idées noires revenaient, c'était prévu, bien sûr, le tout était de tenir. Tenir, rien de plus.
Il songea à se soûler, mais c'était trop dangereux. Après avoir appelé Paris encore une fois, inquiet de ce qu'il dirait si par extraordinaire Agnès décrochait, il descendit à la recherche d'une pharmacie où il pourrait se procurer des somnifères, mais lorsqu'il en eut trouvé une ouverte, qu'il eut expliqué ce qu'il voulait à grand renfort de mimiques ridicules, mains croisées sous un oreiller imaginaire et ronflements puissants, la vendeuse prit un air réprobateur et lui fit comprendre qu'il fallait une ordonnance. Il dîna sans faim, de nouilles et de poisson, dans un restaurant en plein air, marcha longtemps, pour se fatiguer, prit un tramway. Accoudé à une fenêtre dépourvue de carreaux, à l'étage supérieur, fumant cigarette sur cigarette malgré l'interdiction que personne ne respectait, il regarda défiler les façades des immeubles, les lumières, les enseignes, les quartiers qui se succédaient, animés ou déserts, les trams qui arrivaient en sens inverse, si proches qu'il lui fallait, à chaque fois, retirer précipitamment son coude.
Des relents de friture, de poisson, s'engouffraient par les fenêtres. La ligne traversait l'île en longueur, parallèlement au port et quand, au terminus, il fut tenté de repartir en sens inverse, il se força à descendre. S'il voulait épuiser les possibilités de va-et-vient offertes par les transports en commun de la ville, il lui restait le métro, pour le lendemain, puis le funiculaire qui conduisait au sommet du Pic. Ensuite il n'aurait plus qu'à recommencer, ou bien à arpenter sa chambre d'un mur à l'autre. Occuper alternativement l'un et l'autre des lits jumeaux, se demander s'il valait mieux dormir la moustache au-dessus ou au-dessous des draps, il trouverait toujours des ersatz pour traduire physiquement l'indécision dont il souffrait et dont il avait pourtant décidé de faire sa politique. Provisoirement, ricana-t-il, jusqu'à ce qu'une idée même pas nouvelle l'emporte au forcing. Dans l'ensemble pourtant, en dépit de poussées ponctuelles qui ne le surprenaient plus, il accédait à une sorte de calme indifférent, un progrès, tout de même, par rapport à la veille. Provisoire, répétait-il en marchant, provisoire.
Il se retrouva devant son hôtel presque par hasard, vers deux heures du matin, et se rasa pour la troisième fois de la journée. Pour la cinquième fois, ensuite, il composa les numéros de téléphone notés sur la feuille de papier et, n'obtenant toujours pas de réponse, en composa d'autres, au hasard, prêt à réveiller n'importe quel Parisien inconnu pour s'assurer qu'au moins la ville existait toujours. Certains de ces numéros, dont il formait les chiffres au petit bonheur, ne devaient pas être attribués, mais alors il aurait entendu: «Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous demandez, veuillez consulter l'annuaire ou le centre de renseignements…» Il appela aussi les renseignements, le 12, l 'horloge parlante, une compagnie de taxis, la réception de l'hôtel, pour se faire confirmer l'indicatif, cela dura une bonne heure durant laquelle il fuma cigarette sur cigarette. Dans la trousse de rasage, il avait récupéré l'interrogateur à distance qu'il gardait à la main, comme un fétiche sans emploi, et la vague de panique qu'il sentait approcher le submergea peu à peu: ce n'était plus seulement son passé, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le gouffre creusé derrière chacun de ses pas. Et si, le lendemain, il se rendait au consulat? On lui dirait, sans aucun doute, que les liaisons téléphoniques fonctionnaient à merveille, on irait même, le cas échéant, jusqu'à lui en donner la preuve, mais les numéros qu'il voulait obtenir continueraient à ne pas répondre. «C'est qu'il n'y a personne, essayez une autre fois», conclurait logiquement le serviable consul, celui-là même qui, peut-être, informerait Agnès de son tragique décès – et, pour la circonstance, elle décrocherait tout de suite.
Il avait mis en marche le téléviseur de sa chambre, coupé le son, et somnola par à-coups, tout habillé. Quand il ouvrait les yeux, écœuré par l'odeur du tabac refroidi, des Chinois bien vêtus agitaient les lèvres sur l'écran muet. Plus tard, des cow-boys chevauchèrent dans une sierra, sans doute reconstituée en Espagne – si toutefois l'Espagne n'avait pas disparu, comme semblait l'insinuer le planisphère de Bahrein. Les chaînes de Hong-Kong devaient diffuser toute la nuit, comme aux États-Unis, mais peut-être le lendemain apprendrait-il que non, que les programmes prenaient fin à minuit… La hantise de l'invérifiable revenait le torturer, il se retournait sur le lit, saisissait à tâtons le téléphone sur la table de nuit. A un moment, pour entendre une voix, il forma des chiffres sans indicatif, en serrant la télécommande entre ses doigts crispés, et réveilla quelqu'un, à Hong-Kong probablement, qui brailla sans qu'il comprenne rien. Il raccrocha, se leva, se rasa encore, se recoucha. A l'aube, les yeux ouverts, il sortit, erra dans les rues peuplées de gymnastes matinaux, reprit le ferry et, à la visible satisfaction de l'employé, toujours le même, ne le quitta pas de la journée. L'enchevêtrement des mâts dans la baie, le vol criard des oiseaux tournoyant dans le ciel nuageux, les visages, l'odeur du goudron, le scintillement des immeubles, l'afflux de perceptions désormais familières l'absorbèrent. Lorsqu'une velléité le prenait d'aller au consulat, ou à l'aéroport, il attendait qu'elle passe et, très vite, elle passait. Il fumait beaucoup, sa cartouche à la main. Il bronzait, songeant qu'il devrait acheter des lunettes de soleil et se demanda, sans y attacher d'importance excessive, à quel moment il avait retiré de la poche de sa veste celles qui lui avaient servi, quelques jours plus tôt, pour jouer les faux aveugles sur le boulevard Voltaire. Il portait bien, alors, la veste qui à présent gisait, roulée en boule, au bas du placard de sa chambre. Et, après avoir ôté ses lunettes dans le café de la République, les avoir remises dans sa poche, il ne se rappelait pas les en avoir sorties, ni au Jardin de la Paresse, ni dans l'appartement, ni à Roissy. Il s'efforçait, pour situer ce geste anodin, de reconstituer en détail les 24 heures précédant son départ, mais la vanité de son effort ne l'affectait pas, une sorte d'engourdissement privait de tout enjeu des actes qui, doucement, glissaient vers l'irréel, la brume d'une légende dont il n'était plus le héros. Avec la même indolence, il étouffait les projets ou représentations à long terme de son avenir, tels que séjour prolongé sur le ferry, dérive aventureuse dans les ports de la mer de Chine, visite d'inspection à Java, retour au domicile conjugaclass="underline" tout devenait indifférent, les questions autrefois coupantes comme des rasoirs s'émoussaient, l'urgence de choisir ou de ne pas choisir retombait.