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Vers le milieu de la journée, l'employé vint lui tapoter l'épaule et, dans un anglais approximatif, lui dit que s'il voulait il pouvait ne pas descendre aux débarcadères, lui régler, à lui, une somme forfaitaire pour ses allées et venues. Qu'elle fût inspirée par la simple gentillesse ou l'appât d'un gain frauduleux, il déclina cette proposition, expliqua que monter et descendre faisait partie pour lui du plaisir du voyage, et c'était vrai, il ne pensait plus guère qu'à compter ses piécettes. Il n'interrompit son va-et-vient que le temps d'avaler des brochettes de poulet grésillantes, debout devant un éventaire où l'on soldait aussi des cassettes de variétés, puis de repasser à l'hôtel Mandarin où il récupéra son nécessaire à raser, qu'il utilisa un peu plus tard dans les toilettes malpropres du ferry. L'employé, quand son service ne le mobilisait pas, venait parfois lui faire un brin de causette, attirait son attention sur tel détail du paysage, disait «nice, nice», et il approuvait. Un orage éclata en début de soirée, le ferry tangua fortement. Les passagers, en débarquant, s'abritaient sous des journaux imprimés en rouge et noir. Puis ce fut la nuit, la dernière traversée, et il se retrouva, comme deux jours plus tôt, arpentant la promenade éclairée par les lampes en verre dépoli qui, encastrées dans le béton, clignotaient sous le ciel sans étoiles. En longeant le quai, il arriva à un autre embarcadère, encore ouvert celui-ci, se laissa tomber sur un banc, face à un homme d'une soixantaine d'années, rubicond, qui portait des tennis avec un costume de toile jaune et ne tarda pas à engager la conversation. «Oh, Paris…», commenta-t-il après la réponse à son rituel «Where are you from?». Lui était d'un endroit qui, compte tenu de sa prononciation, pouvait être aussi bien «Australia» que «Nazareth». «Nice place», ajouta-t-il, rêveur. Il attendait le bateau qui, à 1 h 30, partait pour Macao, où il habitait depuis deux ou dix ans. C'était bien, Macao? Pas mal, reposant, dit l'homme, plus tranquille que Hong-Kong. Et on trouvait de la place sans peine sur le bateau? Sans peine.

Ils se turent, montèrent tous les deux quand le bateau arriva. Il était obligatoire de prendre une couchette et, entre le dortoir à cinquante, la cabine de première classe à quatre et la suite V.I.P. à deux, son compagnon lui conseilla de choisir la suite V.I.P., qu'il partagerait avec lui. Ce qu'il fit, mais il ne la partagea pas et resta sur le pont, son nécessaire à raser entre les mains, à regarder la mer sombre, les lumières de la ville lorsqu'ils s'en éloignèrent, puis la mer seulement.

Le vent portait parfois, sans doute en provenance du dortoir, des éclats de voix stridents, des rires et surtout un cliquetis de dominos abattus à grand fracas sur des tables en métal. Il pensa fugitivement qu'il aurait aimé faire cette traversée nocturne avec Agnès, passer son bras autour de ses épaules, il lui sembla entendre, mêlée à une nouvelle salve de dominos, la tonalité morne du téléphone qui sonnait en vain, dans un appartement vide. Sortant de la trousse l'interrogateur à distance, il l'approcha de son oreille, envoya le bip en pressant le bouton puis, quand il s'en fut lassé, tendit la main par-dessus le bastingage, desserra lentement les doigts tout en continuant d'appuyer sur le bouton. A cause de la trépidation du moteur, du bruit des vagues contre la coque, il n'entendait plus le bip au bout de son bras et il entendit encore moins, bien sûr, la disparition de l'appareil lorsqu'il ouvrit la main. Il comprit seulement qu'il ne téléphonerait plus, déchira la feuille de papier portant les numéros. Et lorsqu'un peu plus tard il repensa à Agnès, c'était devenu trop lointain pour que l'absence du corps serré contre le sien, de la voix rieuse, excitée par l'approche de l'enfer du jeu, soit autre chose qu'un mirage ténu, inconsistant, porté et dissipé aussitôt par l'air tiède, par une lassitude qui ne venait plus buter contre rien.

Le bateau accosta au petit matin dans une sorte de banlieue industrielle semée d'immeubles en construction que recouvraient des échafaudages de bambou. A la sortie du débarcadère, des chauffeurs de taxi se bousculaient pour attirer l'attention des voyageurs, chinois pour la plupart, et, au moment où il s'apprêtait à accepter le service, son compagnon de la veille, descendu après lui, s'approcha en proposant de le conduire en ville. Ils empruntèrent une passerelle au-dessus d'une de ces routes à plusieurs voies, séparées par des barrières qu'on ne pouvait, comme à Hong-Kong, franchir que tous les dix kilomètres, et gagnèrent un parking où les attendait une poussiéreuse jeep Toyota. Durant le trajet, l'Australien – s'il l'était bien – s'excusa de ne pouvoir l'héberger en laissant entendre que des histoires de femmes perturbaient sa maisonnée, mais lui recommanda, plutôt que l'hôtel Lisboa, où l'aurait conduit n'importe quel taxi pour toucher une commission, de prendre une chambre à l'hôtel Bela Vista, plus typique et plus calme, dont il vanta notamment la terrasse. Ils pourraient même s'y retrouver le soir, pour prendre un verre.

Une demi-heure plus tard, après que l'autre l'eut déposé devant l'hôtel, il était assis sur la terrasse en question, les pieds sur les fûts crépis à la chaux du balcon colonial, bercé par une rangée de ventilateurs plafonniers qu'ornaient, sous les quatre pales, quatre petites lampes jaillissant de collerettes en verre filé, encore allumées malgré le soleil éclatant. La mer de Chine s'étendait devant lui, ocre entre les colonnes, blanches et vert tilleul, qui soutenaient le plafond aux caissons noircis. A la réception, on lui avait donné avec la clé de sa chambre, inconfortable mais immense et fraîche, une brochure polyglotte concernant Macao, où il avait lu que «l'eau des chambres d'hôtel est généralement bouillie, moins par mesure de sécurité que pour atténuer le goût du chlore. Néanmoins tout le monde, visiteurs et résidents, préfère suivre les coutumes locales et délaisse l'eau pour le vin». Sur la foi de quoi il avait commandé pour son petit déjeuner une bouteille de vinho verde dont le col dépassait d'un énorme seau à glace. Il la vida sans penser à rien, hormis au vague contentement que lui procurait la température, puis, en titubant, gagna sa chambre dont une fenêtre donnait sur la terrasse et l'autre, placée au-dessus de la porte, sur un spacieux couloir qui sentait le drap encore humide, comme dans une blanchisserie. Il coupa le climatiseur, un de ces trucs semblables à des postes de télé dont les culs opulents et rouillés hérissaient la façade mal entretenue de l'hôtel. Il songea à se raser, mais y renonça, se sentant ivre, s'allongea sur le lit après avoir ouvert la fenêtre et s'endormit. A plusieurs reprises, il s'éveilla à demi, voulut se lever, se raser, retourner sur la terrasse ou aller jusqu'aux casinos dont l'Australien lui avait parlé, dans la voiture, comme de la principale attraction locale avec le Crazy Horse importé de Paris, mais ses projets se mélangeaient à des rêves confus, à la certitude aussi qu'il se préparait un typhon. Le vent agitait les branches d'un arbre qui venait cogner contre la fenêtre ouverte, il entendait la pluie et la bourrasque, mais ce n'était en fait que le climatiseur qui soufflait et gouttait, il l'avait déglingué en voulant l'arrêter.