Plus tard, il se rasa devant un miroir posé en équilibre sur la tablette du lavabo – pour une raison ou pour une autre, on ne l'avait pas fixé au mur, et tout semblait aller ainsi dans l'hôtel, à vau-l'eau. Puis il sortit, les jambes molles, se promena dans les rues bordées de petites maisons chaulées, à un étage, roses ou vertes comme des berlingots. Peuplées de Chinois, ces rues s'appelaient toutes rua del bom Jesu, estrada do Repuso ou des choses de ce genre, il y avait des églises de style baroque et de grands escaliers de pierre, des immeubles modernes, aussi, à mesure qu'on allait vers le Nord où il avait débarqué, des odeurs d'encens, de poisson frit, un climat de puérile et douce décrépitude, de houle depuis longtemps apaisée. Il éprouva à un moment l'angoisse, absurde dans une si petite ville, de s'être égaré et répéta plusieurs fois le nom de son hôtel à un policier chinois dont le visage finit par s'éclairer, et qui déclara en hochant la tête: «Very fast», sans qu'il fût possible de savoir si cela signifiait qu'on pouvait y arriver très vite, qu'il fallait courir très vite pour y arriver ou bien que c'était très loin, «very far». Pour lui permettre de redemander son chemin à de non-anglophones, le policier calligraphia l'adresse en caractère chinois sur le rabat d'une pochette d'allumettes qu'il venait d'acheter en même temps qu'un paquet de cigarettes locales. Cela donnait à peu près ceci:
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mais il n'eut pas l'occasion d'utiliser ce viatique et, en marchant au hasard, se retrouva sur le bord de mer, en vue de son hôtel qui, un peu à l'écart de la ville, ressemblait à un vieux ferry en cale sèche. Il passa la fin de l'après-midi et la soirée sur la terrasse, où un bas-relief en bronze représentant Bonaparte au pont d'Arcole était surmonté de l'inscription: «There is nothing impossible in my dictionary», approximation, supposa-t-il, de l'adage selon lequel impossible n'est pas français, mais le fait qu'il fût exprimé en anglais, et pour illustrer l'effigie d'un ennemi historique, lui parut pour le moins déroutant. Il mangea légèrement, des plats qui lui rappelaient la cuisine brésilienne, but beaucoup en comptant que cela l'aiderait à dormir, et il avait raison.
Deux jours passèrent ainsi. Il dormait, fumait, mangeait, buvait du vinho verde, se promenait dans la presqu'île et, sans le vouloir vraiment, accomplissait ce qui devait être un circuit touristique. Il traîna dans les casinos: celui, luxueux, de l'hôtel Lisboa, et le casino flottant, où le fracas des dominos le plongeait dans une hébétude qui se dissipait lentement après qu'il était sorti, dormit au soleil dans des jardins publics, longea la frontière de la Chine populaire, visita le musée consacré à Camoens et, assis sous un arbre, sourit béatement au souvenir étonnamment précis du roman de Jules Vernes où le géographe Paganel se flatte d'apprendre l'espagnol en potassant l'épopée de ce poète portugais du Grand siècle. Sauf pour commander ses repas, il ne parlait à personne; l'Australien, sans doute débordé par ses soucis domestiques, ne vint pas au rendez-vous qu'il lui avait fixé sur la terrasse. Parfois, à la périphérie de sa conscience engourdie, remuaient des embryons de pensées menaçantes, concernant Agnès, son père, la proximité relative de Java, les recherches poursuivies pour retrouver sa trace, l'avenir qui l'attendait. Mais il lui suffisait de secouer la tête, de fermer longuement les yeux ou de boire quelques gorgées de vin pour disperser des images de plus en plus exsangues, vidées de leur substance, bientôt des fantômes aussi peu redoutables qu'un boîtier de télécommande noyé dans la mer de Chine, qu'une impression troublante mais fugitive de déjà vu. Il ne refit aucune tentative pour téléphoner, se contentant de marcher au soleil dans l'odeur du poisson séché et de la sueur imprégnant ses vêtements, d'entrecouper de longues siestes ses promenades sans but. Deux fois par jour, néanmoins, il se rasait, rectifiant pour son usage la plaisanterie voulant que la farniente consiste à écouter pousser sa barbe. Il écoutait sa moustache, même pas très attentivement, savourait quelquefois, allongé sur un banc, l'idée abstraite et désormais sans enjeu de s'être échappé. Ces idées lui passaient vite.
Le troisième jour, il alla à la plage. Il n'yen avait pas à Macao, mais un pont de construction récente reliait la péninsule à deux petites îles où, selon l'affable réceptionniste de l'hôtel Bela Vista, on pouvait se baigner. Un minibus, partant de l'hôtel Lisboa, les desservait trois fois par jour, mais il préférait aller à pied et se mit en route vers onze heures du matin. Il marcha en regardant le béton, parfois l'eau qui l'entourait, seul sur le pont où passaient de rares voitures. L'une d'elles s'arrêta. Le conducteur ouvrit la portière, mais il refusa poliment, rien ne le pressait. Il déjeuna de poisson, face à la mer, dans un restaurant de la première île, appelée Taipa, repartit vers deux heures et suvit la route Ocre jusqu'à ce qu'en contrebas il aperçoive une plage de sable noir, à laquelle on accédait par un chemin escarpé. Quelques voitures stationnées, des motos japonaises indiquaient qu'il n'y serait pas seul mais cela ne le gênait pas. Il y avait du monde en effet, surtout de jeunes Chinois qui jouaient au hand-ball en poussant des cris joyeux. Les oiseaux criaient aussi. Il faisait chaud. Avant de se baigner, il commanda un soda, fuma une cigarette dans une petite buvette dont le toit en paillotte était ceinturé de haut-parleurs diffusant des chansons de variété américaines parmi lesquelles il reconnut Woman in love de Barbara Streisand. Ensuite, il ôta ses vêtements, les roula en boule, posa ses sandales sur le petit tas et entra sans se presser dans l'eau tiède, presque opaque. Il nagea quelques minutes, on avait pied très loin, puis regagna le rivage et, sans s'être levé, resta étendu sur le dos, à la frontière mouvante entre le sable humide et les vaguelettes roulant contre son flanc. La marée descendait, il suivit le mouvement en reculant sur les coudes, face à la plage. La réverbération lui brûlait les paupières, qu'il entrouvrait de temps à autre pour vérifier que ses vêtements n'avaient pas disparu. Une vingtaine de mètres plus loin, un autre occidental, de son âge environ, barbotait dans la même position. A un moment, il somnolait, il entendit soudain une voix qui prononçait très haut des mots anglais et ouvrit les yeux, regarda autour de lui, ébloui et un peu inquiet car il lui semblait qu'on s'était adressé à lui. Et c'était en effet l'autre baigneur blanc qui, tourné dans sa direction, répétait en criant pour couvrir le bruit des vagues: «Did you see that?» Il distinguait mal ses traits, pensa cependant qu'il n'était ni anglais ni américain et s'assura qu'il ne se passait rien de spécial sur la plage: rien, juste les adolescents qui continuaient à se renvoyer le ballon, et un jeune homme en short, chinois aussi, qui s'éloignait à petites foulées, un walkman fixé à la ceinture de son maillot. «What?», dit-il, pour la forme, et l'autre, toujours couché dans l'eau, se détourna en riant, criant à pleins poumons: «Nothing, forget it!» Il referma les yeux, soulagé que la conversation s'en tienne là.