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Depuis deux minutes, elle avait cessé de parler, regardait droit devant elle avec une petite moue boudeuse, l'air de lui reprocher son manque d'attention. Il l'adorait ainsi, le front buté sous la frange, soudain enfantine. Son mécontentement disparut d'un coup, balayé par une vague d'attendrissement un peu goguenard, celui de l'adulte qui cède au caprice d'une gamine en faisant remarquer que c'est le plus intelligent qui s'arrête le premier.

A un feu rouge, il se pencha sur elle et, du bout des lèvres, suivit le contour de son visage. Comme elle tendait la tête en arrière pour lui offrir son cou, il remarqua qu'elle souriait, pensa dire: «Tu as gagné.» Il préféra frotter, en tordant le nez, sa lèvre supérieure lisse contre la peau, remontant de la clavicule au lobe de l'oreille, et murmurer: «ça change, non?»

Elle soupira doucement, posa la main sur sa cuisse tandis qu'il s'écartait à regret pour passer du point mort en première. Après qu'ils eurent traversé le carrefour, elle demanda à mi-voix:

«Qu'est-ce qui change?»

Il pinça les lèvres, refusant de se laisser aller à l'impatience.

«Pouce.

– Quoi, pouce?

– S'il te plaît…, implora-t-il comiquement.

– Mais quoi, qu'est-ce qu'il y a?»

Tournée vers lui, elle le dévisageait avec une curiosité si bien jouée, tendre, un peu inquiète, qu'il craignait, si elle continuait, de vraiment lui en vouloir. Il avait fait le premier pas, cédé sur toute la ligne, elle devait comprendre que ça ne l'amusait plus, qu'il avait envie de parler tranquillement.

S'efforçant de poursuivre sur le ton de l'adulte qui raisonne une fillette entêtée, il déclara avec emphase:

«Les plaisanteries les meilleures sont les plus courtes.

– Mais quelle plaisanterie?

– Arrête!» coupa-t-il avec une brusquerie qu'il regretta aussitôt. Il reprit doucement:

«Stop.

– Qu'est-ce qu'il y a?

– Arrête, s'il te plaît. Je te demande d'arrêter.» Il avait cessé de sourire, elle aussi.

«Bon. Arrête-toi, dit-elle. Tout de suite. Ici.» Il comprit qu'elle parlait de la voiture, obliqua sèchement vers le couloir de bus et coupa le contact, pour donner plus de poids à son injonction d'en finir. Mais elle parla la première:

«Explique-moi.»

Elle paraissait si déconcertée, choquée même, qu'il se demanda un instant si elle n'était pas sincère, s'il se pouvait que, pour quelque raison incroyable, elle n'ait rien remarqué. Mais aucune raison incroyable ne faisait l'affaire, il était même grotesque de se poser la question, et encore plus de la lui poser.

«Tu n'as rien remarque? demanda-t-il quand même.

– Non. Non, je n'ai rien remarqué et tu vas m'expliquer tout de suite ce que j'aurais dû remarquer.»

C'était la meilleure, pensa-t-iclass="underline" le ton déterminé, presque menaçant, de la femme qui va faire une scène, sûre de son bon droit. Mieux valait abandonner, elle se lasserait comme les enfants quand on cesse de faire attention à eux. Mais elle n'avait plus sa voix d'enfant. Il hésita, finit par soupirer: «Rien», et avança la main vers la clé de contact. Elle la retint.

«Si, ordonna-t-elle. Dis-moi.»

Il ne savait même pas quoi dire. Enfoncer le clou, prononcer les quelques mots qu'Agnès, poussée par une lubie quelconque, voulait à toute force lui faire prononcer semblait soudain difficile, vaguement obscène.

«Mais enfin, ma moustache», finit-il par lâcher en boulant les syllabes.

Voilà. Il l'avait dit.

«Ta moustache?»

Elle fronça les sourcils, mimant à la perfection la stupeur. Il l'aurait applaudie ou giflée.

«Je t'en prie, arrête, répéta-t-il.

– Mais arrête, toi! – Elle criait presque: Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?»

Il prit sa main, sans douceur: la porta à ses lèvres, appliqua les phalanges un peu raides, crispées, à la place de la moustache. A ce moment, les phares de l'autobus qui arrivait derrière eux les éblouirent. Lâchant la main, il démarra, se déporta au milieu du boulevard.

«Il circule tard, ce bus…», observa-t-il bêtement, pour faire une pause, en pensant à la fois qu'ils avaient quitté tôt Serge et Véronique et que, comme c'était parti, la pause ne servait à rien. Agnès, qui tenait sa scène, revenait déjà à la charge.

«J'aimerais que tu m'expliques. Tu veux te faire pousser la moustache, c'est ça?

– Mais enfin, touche, bon dieu! cria-t-il en reprenant sa main, qu'il pressa de nouveau sur sa bouche. Je viens de la raser, tu ne sens pas? Tu ne vois pas?»

Elle retira sa main, eut un petit rire bref, moqueur et sans gaieté, qu'il ne lui connaissait pas.

«Tu te rases tous les jours, non? Deux fois par jour.

– Arrête, merde.

– C'est monotone, comme gag, observa-t-elle sèchement.

– Ta spécialité, non?»

Elle ne répondit pas, et il pensa qu'il avait touché juste. II accéléra, décidé à se taire jusqu'à ce qu'elle mette fin à cette histoire idiote. C'est le plus intelligent qui s'arrête le premier, se répéta-t-il, mais la phrase avait perdu sa nuance de gronderie affectueuse, s'installait pesamment dans sa tête que les syllabes martelaient avec une sorte d'imbéciiité rageuse. Agnès continuait à se taire et, lorsqu'il la regarda à la dérobée, le désarroi de son visage le frappa comme une méchanceté. Jamais il ne l'avait vue ainsi, odieuse et apeurée. Jamais elle n'avait joué la comédie avec cette véhémence. Pas une fausse note, du grand art, et pourquoi? Pourquoi faire ça?

Ils restèrent silencieux le reste du trajet, dans l'ascenseur aussi et même une fois entrés dans la chambre où ils se dévêtirent chacun de son côté, sans se regarder. De la salle de bains où il se brossait les dents, il l'entendit rire, d'une manière qui appelait une question, et il ne la posa pas. Mais au son de ce rire, sans hargne, presque pouffé, il devina qu'elle voulait faire machine arrière. Et quand il revint dans la chambre, elle lui souriait, déjà couchée, avec une expression de timidité rouée, repentante et sûre du pardon qui rendait presque inimaginable celle qu'il avait surprise dans la voiture. Elle regrettait; bien sûr, il allait se montrer bon prince.

«A mon avis, dit-elle, Serge et Véronique sont déjà réconciliés. On pourrait peut-être faire comme eux.

– C'est une idée», répondit-il en souriant à son tour, et il se glissa dans le lit, la prit dans ses bras, à la fois soulagé qu'elle dépose les armes et soucieux d'avoir le triomphe modeste. Les yeux fermés déjà, serrée contre lui, elle émit un petit grognement de plaisir et pressa son épaule de la main comme pour donner le signal du sommeil. Il éteignit la lumière.

«Tu dors?» dit-il un peu plus tard.

Elle répondit immédiatement, à voix basse mais distincte:

«Non.

– A quoi penses-tu?»

Elle rit doucement, comme avant de se coucher. «A ta moustache, bien sûr.»

II y eut un moment de silence, un camion passa dans la rue, faisant trembler les vitres, puis elle reprit, hésitante:

«Tu sais, tout à l'heure, dans la voiture…