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– Oui?

– C'était drôle, mais j'ai eu l'impression que si tu continuais… j'allais avoir peur.»

Silence. Il avait les yeux grands ouverts, certain qu'elle aussi.

«J'ai eu peur», murmura-t-elle.

Il déglutit sèchement.

«Mais c'est toi qui as continué…

– S'il te plaît, implora-t-elle en serrant sa main aussi fort que possible. Je t'assure, ça me fait peur.

– Alors ne recommence pas», dit-il en l'enlaçant, avec l'espoir inquiet de calmer la machine, qu'il sentait prête à se remettre en marche. Elle le sentit aussi, s'arracha à son étreinte d'un geste violent, alluma la lumière.

«C'est toi qui recommences, cria-t-elle. Ne fais plus jamais ça!»

Il vit qu'elle pleurait, la bouche affaissée, le dos secoué de frissons. Impossible de simuler ça, pensat-il affolé, impossible qu'elle ne soit pas sincère. Impossible aussi qu'elle le soit, ou alors elle perdait la raison. Il la saisit aux épaules, bouleversé par son tremblement, par la contraction de ses muscles. La frange cachait ses yeux, il la releva, dégageant le front, prit son visage entre ses mains, prêt à tout pour qu'elle cesse d'avoir mal. Elle bégaya:

«Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?

– Agnès, murmura-t-il, Agnès, je l'ai rasée. Ce n'est pas grave, ça repoussera. Regarde-moi, Agnès. Qu'est-ce qui se passe?»

Il répétait chaque mot, doucement, chantonnant presque tout en la caressant, mais elle s'écarta de nouveau, les yeux écarquillés, comme dans la voiture, la même progression.

«Tu sais bien que tu n'as jamais eu de moustache. Arrête ça, s'il te plaît.» Elle criait: «S'il te plaît. C'est idiot, s'il te plaît, ça me fait peur, arrête ça… Pourquoi fais-tu ça?» chuchota-t-elle pour finir.

Il ne répondit pas, accablé. Que pouvait-il lui dire? D'interrompre ce cirque? Pour reprendre le dialogue de sourds? Que se passait-il? Des blagues déroutantes, qu'elle faisait parfois, lui revenaient à l'esprit, l'histoire de la porte murée… Soudain, il repensa au dîner chez Serge et Véronique, à leur obstination à feindre de ne rien voir. Que leur avait-elle dit, et pourquoi? Que voulait-elle?

Ils avaient souvent les mêmes idées en même temps. Ça ne rata pas et, à l'instant où elle ouvrit la bouche, il comprit que l'avantage reviendrait à celui qui poserait la question le premier. A elle, donc.

«Si tu t'étais rasé la moustache, Serge et Véronique l'auraient remarqué, non?»

Imparable. Il soupira:

«Tu leur as dit de faire semblant.»

Elle le fixa, pupilles dilatées, bouche béante, aussi visiblement horrifiée que s'il la menaçait avec un rasoir.

«Tu es fou, siffla-t-elle. Complètement fou.» Il ferma les yeux, paupières serrées au point de se faire mal sur l'espoir absurde, quand il les rouvrirait, qu'Agnès serait endormie, le cauchemar passé. Il l'entendit bouger, repousser les draps, elle se levait. Et si elle était folle, si elle avait une hallucination, que faire? Entrer dans son jeu, prononcer des paroles apaisantes, la bercer en disant: «Mais oui, tu as raison, je n'ai jamais eu de moustache, je te faisais marcher, pardonne-moi…»? Ou bien lui prouver qu'elle délirait? L'eau coula dans la salle de bains. Quand il ouvrit les yeux, elle s'approchait du lit, un verre à la main. Elle avait enfilé un tee-shirt et semblait plus calme.

«Écoute, dit-elle, on va téléphoner à Serge et Véronique.»

Cette fois encore, elle le devançait, assurait son avantage en faisant une proposition d'une certaine façon raisonnable, qui le plaçait, lui, en position de défense. Et si elle les avait persuadés de concourir à la mystification, s'ils avaient persévéré pendant tout le dîner, rien n'assurait qu'ils ne s'y tiendraient pas au téléphone. Mais pourquoi? Pourquoi? Il ne comprenait pas.

«A cette heure?» demanda-t-il, conscient de commettre une faute, d'avancer un prétexte de convention futile pour se dérober à une épreuve qu'il prévoyait dangereuse pour lui.

«Je ne vois pas d'autre solution.» Sa voix, soudain, reprenait de l'assurance. Elle tendit la main vers le téléphone.

«Ça ne prouvera rien, murmura-t-il. Si tu les as prévenus…»

Il regretta, à peine formulée, cette précaution défaitiste et, soucieux de reprendre l'initiative par un acte d'autorité, s'empara lui-même de l'appareil. Agnès, assise au bord du lit, le laissa faire sans protester. Ayant formé le numéro, il compta quatre sonneries, puis on décrocha; il reconnut la voix ensommeillée de Véronique.

«C'est moi, dit-il avec brusquerie. Désolé de te réveiller, mais j'ai un renseignement à te demander. Tu te rappelles ma tête? Tu l'as bien vue ce soir?

– Non, fit Véronique.

– Tu n'as rien remarqué?

– Pardon?

– Tu n'as pas remarqué que je ne portais plus de moustache?»

– Tu déconnes ou quoi?»

Agnès, qui avait pris l'écouteur, fit un geste qui signifiait clairement: «Tu vois bien…» et dit, impatientée: «Passe-la-moi.» Il lui tendit le combiné, dédaignant l'écouteur qu'elle lui offrait en échange, pour bien marquer le peu de valeur qu'il attachait à un test de toute manière truqué.

«Véronique?» dit Agnès. Un temps, puis elle reprit: «Justement, je te le demande. Écoute: suppose que je t'ai fait jurer de dire, quoi qu'il arrive, qu'il n'a jamais eu de moustache. Tu me suis?»

Elle agita l'écouteur dans sa direction, comme pour lui ordonner de le prendre et, furieux contre lui-même, il obéit.

«Bien, continua-t-elle. Si je t'ai demandé ça, considère que c'est annulé, oublie tout et répondsmoi franchement: oui ou non, est-ce que tu l'as déjà vu avec une moustache?

– Non. Évidemment non. Et puis…» Véronique s'interrompit, on entendit la voix de Serge sur fond de grésillement, puis une sorte d'aparté, main posée sur le combiné, enfin Serge prit l'appareiclass="underline"

«Vous avez l'air de bien vous amuser, dit-il, mais nous, on dort. Salut.»

Ils entendirent le déclic, Agnès raccrocha lentement.

«On s'amuse bien, en effet, commenta-t-elle. Tu vois?»

Il la regarda, égaré.

«Tu leur as dit.

– Appelle qui tu veux. Carine, Paul, Bernard, quelqu'un à ton agence, n'importe qui.»

Elle se leva, prit un carnet d'adresses sur la table basse et le jeta sur le lit. Il comprit qu'en le ramassant, en le feuilletant, en cherchant quelqu'un d'autre à appeler, il reconnaîtrait sa défaite, même si c'était absurde, impossible. Quelque chose, ce soir, s'était détraqué, qui l'obligeait à prouver l'évidence, et ses preuves n'étaient pas probantes, Agnès les avait faussées. Il se méfiait du téléphone à présent, pressentant sans pouvoir en imaginer les modalités une conspiration où il tenait sa place, un gigantesque canular pas drôle du tout. Tqut en rejetant l'hypothèse extravagante selon laquelle Agnès aurait appelé tous les amis figurant dans son carnet d'adresses pour leur faire jurer sous un prétexte quelconque d'assurer, quoi qu'elle dise, même si elle les pressait de se rétracter, qu'il n'avait jamais porté de moustache, il devinait qu'en appelant Carine, Bernard, Jérôme, Samira, il obtiendrait la même réponse, qu'il fallait repousser cette ordalie, quitter ce terrain miné et se reporter sur un autre où il aurait l'initiative, une possibilié de contrôle.

«Écoute, dit-il, nous avons bien des photos quelque part. Celles de Java, tiens.»

Sortant du lit, il fouilla dans le tiroir du secrétaire, en retira le paquet des photos de leurs dernières vacances. Ils figuraient tous deux sur bon nombre d'entre elles.

«Alors?» dit-il en lui en tendant une.

Elle jeta un coup d'œil, leva les yeux sur lui, la lui rendit. Il la regarda: c'était bien lui, vêtu d'une chemise de batik, les cheveux collés sur le front par la sueur, souriant et moustachu.

«Alors?» répéta-t-il.

Elle ferma les yeux à son tour, les rouvrit, répondit d'une voix lasse: «Qu'est-ce que tu veux prouver?»

Il voulut dire «arrête», encore une fois, argumenter, mais se rappela, soudain épuisé lui aussi, que tout allait recommencer, revenir à la case départ, c'est le plus intelligent qui s'arrête le premier, autant baisser les bras, attendre que ça passe.