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«O.K., dit-il en laissant tomber la photo sur la moquette.

– Dormons», dit Agnès.

D'une petite boîte en cuivre, disposée sur la table de chevet, elle sortit une plaque de somnifères, avala un comprimé et lui en donna un, avec le verre d'eau.

Il la rejoignit sur le lit, éteignit la lumière, ils ne se touchaient pas. Un peu après, elle effleura le dos de sa main, sous les draps, et il caressa la sienne du bout des doigts, quelques instants. Il sourit machinalement, dans le noir. Au repos, l'esprit abandonné, glissant vers le sommeil, il ne parvenait plus vraiment à lui en vouloir, elle y allait fort, mais c'était elle, il l'aimait ainsi, avec son grain de folie, comme quand elle téléphonait à une amie en disant: «Mais qu'est-ce qui se passe?… Eh bien, ta porte…, oui, ta porte, comment, tu n'as pas vu?… Je t'assure, à la place de ta porte, en bas, il y a un mur de briques… Mais non, plus de porte… Mais si, je te jure, je suis à la cabine du carrefour… Si, des briques…», et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'amie, incrédule mais quand même troublée, descende dans le hall de son immeuble, remonte ensuite appeler Agnès chez elle et dire: «Ah, c'est malin!» «C'est malin…», murmura-t-il très bas, pour lui-même, et ils s'endormirent.

Il se réveilla à onze heures du matin, la tête lourde et la bouche pâteuse, à cause du somnifère. Sous le réveil, Agnès lui avait laissé un mot: «A ce soir. Je t'aime.» Les photos de Java gisaient, éparpillées sur la moquette au pied du lit, il en ramassa une qu'il regarda longuement: Agnès et lui, vêtus de clair, serrés l'un contre l'autre dans un cyclopousse dont le conducteur, derrière eux, souriait de toutes ses dents rougies par le bétel. Il tâcha de se rappeler qui avait pris la photo, sans doute un passant, sur leur demande; chaque fois qu'il confiait ainsi son appareil à un inconnu, il craignait vaguement que celui-ci ne détale à toutes jambes, mais cela ne s'était jamais produit. Il se passa la main sur le visage, comme tuméfié par le sommeil trop lourd. Ses doigts s'attardèrent sur le menton, retrouvant la sensation de picotement familière, hésitant à s'aventurer jusqu'à la lèvre supérieure. Quand enfin il s'y décida, il n'éprouva aucune surprise, car il ne se figurait pas avoir rêvé la veille, mais le contact, pourtant identique à celui des joues, lui fut désagréable. Il regarda de nouveau la photo du cyclopousse, puis se leva et passa dans la salle de bains. Tant qu'à s'être réveillé tard, il allait prendre son temps, s'offrir le luxe d'un bain au lieu de son habituelle douche matinale.

Pendant que l'eau coulait, il téléphona à l'agence pour dire qu'il arriverait en début d'après-midi. Cela posait d'autant moins de problème, paradoxalement, qu'ils étaient en pleine charrette et travaillaient plutôt tard le soir. Il faillit interroger Samira au sujet de sa moustache, mais se ravisa: ça suffisait comme ça, les puérilités.

Il ne se rasa pas dans son bain, mais devant le lavabo, en prenant soin de ne pas toucher aux poils naissants de sa moustache que, décidément, il laisserait repousser. La preuve était faite qu'il ne s'aimait pas sans.

Dans la baignoire, il réfléchit. Sans lui en vouloir vraiment, il comprenait mal l'obstination d'Agnès à persévérer dans un canular dont la drôlerie, honnêtement, s'épuisait au bout de cinq minutes. Bien sûr, comme il le lui avait dit, les plaisanteries tordues étaient une de ses spécialités. Sans même parler du coup de la porte murée, qu'il avait trouvé carrément morbide, sa façon de mentir l'avait toujours étonné. Agnès, comme tout le monde, pratiquait à l'occasion de petits mensonges intéressés, pour s'excuser de ne pouvoir venir à un dîner ou de n'avoir pas fini un travail à temps, mais au lieu de dire par exemple qu'elle était malade, que sa voiture venait de tomber en panne ou qu'elle avait égaré son agenda, mettait une conviction totalement disproportionnée à soutenir, plutôt que des arguments bidon mais vraisemblables, des contrevérités manifestes. Si un ami avait attendu son coup de fil tout l'après-midi, chez lui, elle ne disait pas qu'elle avait oublié, que le téléphone sonnait occupé ou ne répondait pas, ce qui pouvait après tout laisser supposer qu'il était en dérangement, mais assurait, les yeux dans les yeux, à l'ami en question qu'elle l'avait bien appelé, qu'elle lui avait parlé, ce qu'il savait pertinemment être faux et obligeait, soit à imaginer qu'à la suite d'une erreur, et pour une raison mystérieuse, un inconnu s'était fait passer pour l'interlocuteur qu'il n'était pas, soit à accuser cet interlocuteur de mensonge, ce qu'Agnès ne manquait pas de faire implicitement, en tablant sur l'invraisemblance de l'explication comme gage de sa sincérité. Pourquoi, en effet, inventer une excuse aussi saugrenue? Cette stratégie désorientait, elle s'en vantait d'ailleurs, après coup, racontait autour d'elle ce genre d'exploits, mais lorsqu'une de ses victimes, pour la confondre, lui rappelait ces aveux, elle répondait que oui, elle le faisait souvent, mais là non, elle le jurait, elle ne mentait pas, et elle s'y tenait si bien qu'on était forcé, sinon de la croire, du moins de capituler en bougonnant, faute de quoi la discussion pouvait s'éterniser sans qu'elle dévie jamais de sa thèse. L'hiver précédent, ils avaient passé un week-end à la campagne, chez Serge et Véronique, dans une maison au chauffage assez vétuste, où les chambres ne pouvaient être maintenues à une température raisonnable que si chaque radiateur fonctionnait seulement à mi-régime, sans quoi les plombs sautaient. La frileuse Agnès avait évidemment commencé par pousser le radiateur de leur chambre au maximum, évidemment les plombs avaient sauté. Elle ne s'était pas découragée mais, après trois coupures de courant successives, après trois sermons où Serge lui avait représenté la nécessité de sacrifier un peu de son confort à l'intérêt collectif, semblait s'être enfin résignée. Les hôtes du week-end avaient passé dans la grande salle commune une soirée paisible qu'aucun incident n'était venu troubler, même après qu'Agnès fut allée se coucher, la première. Chacun s'attendait à dormir dans une pièce décemment chauffée, d'où consternation générale en découvrant des radiateurs éteints, des chambres glaciales. Le doute n'était pas permis, le forfait signé: après avoir endormi la méfiance de ses compagnons de week-end, Agnès avait traîtreusement coupé le chauffage à tous les autres afin de pouvoir monter le leur au maximum et se prélassait dans une étuve où, semblait-il, elle n'imaginait pas un instant que ses victimes furieuses viendraient la réveiller pour lui demander des comptes. Jusqu'au bout, contre toute vraisemblance, elle plaida non coupable, s'indignant qu'on la soupçonne d'une action aussi noire. «Alors, qui l'a fait?» répétait Véronique, exaspérée. «Je ne sais pas, pas moi en tout cas» et elle ne voulut jamais en démordre. On avait fini par en rire, elle aussi, mais sans avouer, sans même fournir d'explication de rechange telle que dérèglement de la chaudière ou intrusion d'un cambrioleur qui se serait amusé à tripoter les boutons des radiateurs.

De fait, considéré froidement, le coup de la moustache n'était ni plus ni moins étonnant que celui-ci, ou celui des briques. La différence tenait à ce qu'ils l'avaient tous deux poussé plus loin, qu'il lui avait emboîté le pas jusqu'à l'hostilité, et aussi à ce qu'il était cette fois la victime. D'ordinaire, elle le rendait tacitement complice de sa mauvaise foi sans réplique, pour laquelle il montrait une indulgence affectueuse, admirative même. Bizarre d'ailleurs, pensa-t-il, qu'en cinq ans de vie commune elle ne lui ait jamais appliqué ce traitement, comme s'il représentait à ses yeux un tabou. Pas si bizarre, en fait. Il savait très bien qu'il y avait deux Agnès: l'une sociable, brillante, toujours en représentation, dont les foucades, le comportement imprévisible finissaient par séduire à force de naturel et, même s'il ne l'avouait pas, le rendaient très fier d'elle; l'autre connue de lui seul, fragile et inquiète, jalouse aussi, capable de fondre en larmes pour un rien, de se pelotonner dans ses bras, et qu'il consolait. Elle avait son autre voix alors, hésitante, mièvre presque, qui l'aurait agacé en public mais témoignait, dans l'intimité de leur couple, d'un abandon bouleversant. En y réfléchissant, dans l'eau qui refroidissait, il comprenait avec déplaisir ce qui l'avait le plus troublé dans la scène de la veille: pour la première fois, Agnès avait introduit un des numéros de son cirque mondain dans leur sphère protégée. Pire encore, afin de lui donner plus de poids, elle avait exploité pour faire ce numéro le registre de voix, d'intonations, d'attitudes, réservé au domaine tabou où cessait en principe toute comédie. Violant une convention jamais formulée, elle l'avait traité comme un étranger, inversant les positions en sa défaveur avec toute la virtuosité acquise à force de pratiquer ce sport, et de façon presque haineuse: il se rappelait son visage chaviré d'angoisse, ses larmes. Elle avait vraiment paru effrayée, elle l'avait vraiment, en toute conviction, accusé de la persécuter, de l'effrayer délibérément, sans raison. Sans raison, justement… Pourquoi avait-elle fait cela? De quoi voulait-elle le punir? Pas d'avoir rasé sa moustache, tout de même. Il ne la trompait pas, ne la trahissait en rien, et l'examen de sa conscience ne le rassurait pas, impliquant qu'elle sanctionnait une faute que lui-même ignorait. A moins qu'elle n'ait voulu le tourmenter gratuitement ou, plus vraisemblablement, qu'elle ne se soit pas rendu compte. Lui-même, du reste, ne s'en rendait vraiment compte que maintenant, à tête reposée. Il fallait faire la part de l'ivresse légèrement perverse qu'on doit éprouver à manipuler quelqu'un, à le faire tourner sur lui-même, de plus en plus vite, jusqu'au moment de lui rendre son aplomb et de dire: «C'était bien, non?» Mais vraiment, elle y était allée fort en s'assurant contre lui, même sous prétexte de farce, la complicité de Serge et Véronique. Qu'ils aient accepté, eux, tenu leur rôle comme elle le demandait, c'était compréhensible, ils pensaient se prêter à un jeu entre eux deux, une de ces plaisanteries privées dont ils étaient coutumiers, et non la première escarmouche sérieuse d'une sorte de guérilla conjugale. Non, il ne fallait pas exagérer. Ils avaient un peu bu, c'était fini, elle ne recommencerait plus. Mais tout de même, sans exagérer, cela faisait mal, c'était une trahison, la première. Son expression bouleversée de la veille repassait devant ses yeux, ses larmes de théâtre, aussi vraies que les vraies, et la faille qu'elles creusaient dans leur confiance mutuelle. Et voilà, pensa-t-il, j'exagère encore, stop.