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Il sortit du bain, s'ébroua, décidé à oublier l'incident. Il se promit de ne jamais le lui reprocher, même s'il y avait motif à reproche… et non, aucun motif, c'était classé, on n'en reparlait plus.

En s'habillant, cependant, il songea qu'il avait été bien stupide, pas seulement d'entrer dans le jeu, mais d'y avoir manqué de présence d'esprit au moment du coup de téléphone. Agnès avait manœuvré pour appeler d'abord Serge et Véronique, puis, sur son objection qu'elle avait pu leur faire la leçon, bluffé en proposant d'appeler n'importe qui d'autre. Et lui, comme un imbécile, avait eu l'impression d'une fatalité qui le ferait désavouer par tout le monde ce soir-là, alors qu'elle n'avait pu, matériellement, prévenir que Serge et Véronique. Depuis le moment où, avant de partir dîner, elle l'avait vu avec sa moustache coupée, ils ne s'étaient quittés que dix minutes, le temps qu'il se gare. Elle avait mis ce délai à profit pour sermonner Serge et Véronique, mais il était exclu qu'elle ait aussi fait la tournée téléphonique de tous leurs amis pour leur donner la consigne. Il s'était fait avoir. D'autant que ce matin, si elle voulait, elle avait tout le temps de mettre dans son camp, un par un, tous les gens qu'ils connaissaient. L'idée, à peine éclose, le fit sourire: le simple fait de l'avoir eue, d'imaginer Agnès tissant une conspiration téléphonique pour les besoins d'un canular éventé… Tiens, il le lui dirait, elle en rirait aussi et peut-être, par ce biais plaisant, comprendrait-elle sans qu'il ait à faire aucun reproche à quel point ce qu'elle pensait être une blague innocente avait pu l'affecter. Mais non, mieux valait qu'elle ne perde pas la face, si peu que ce fût; il ne le lui dirait pas, il n'en reparlerait plus, c'était fini.

Il comprit, en arrivant à l'agence, que ce n'était pas fini. Penchés sur une maquette, Jérôme et Samira levèrent la tête en l'entendant entrer, mais n'eurent aucune réaction. Jérôme lui fit signe d'approcher, l'instant d'après ils étaient tous les trois en train de répartir la tâche, car le client voulait que le projet lui soit présenté le lundi suivant et qu'on était encore loin du compte, il allait falloir mettre un coup de collier.

«J'ai un dîner ce soir, expliqua Samira, mais je me débrouillerai pour repasser après.» Il la regarda droit dans les yeux, elle sourit, lui ébouriffa gentiment les cheveux de la main et ajouta: «Dis donc, tu n'as pas l'air très frais, tu dois faire des folies de ton corps, toi.» Puis le téléphone sonna, elle saisit le combiné et, comme Jérôme avait quitté la pièce, il se retrouva seul, stupide, les doigts tâtonnant sur les ailes du nez. Il prit place devant sa table, commença d'examiner les plans qu'il empêchait de s'enrouler avec le plat de la main. Puis il les bloqua en plaçant sur les coins des cendriers et des vide-poches et travailla. Il répondit plusieurs fois au téléphone, l'esprit ailleurs, incapable de construire avec les pensées, toutes précises, qui flottaient dans sa tête, une hypothèse qu'il aurait voulue aussi cohérente, fonctionnelle et anodine que le bâtiment social dont le projet les mobilisait. Est-ce qu'Agnès les avait appelés, eux aussi? Absurde et surtout il voyait mal Jérôme ou Samira, débordés de travail, se laissant expliquer le rôle qu'ils devaient tenir dans une plaisanterie idiote. Ou bien, à la rigueur, ils auraient dit «d'accord», n'y auraient plus pensé et, à son arrivée, auraient tout de même montré leur surprise. Est-ce que, tout simplement, ils ne remarquaient rien? De fréquentes visites aux toilettes, dans le cours de l'après-midi, des stations prolongées devant le miroir surmontant le lavabo l'assurèrent que, même distraits, même myopes, et ils ne l'étaient d'ailleurs pas, des gens avec qui il travaillait tous les jours depuis deux ans, qu'il voyait souvent, à titre amical, en dehors de l'agence, ne pouvaient pas ignorer le changement survenu dans son apparence. Mais le ridicule de poser la question l'arrêtait.

Vers huit heures, il téléphona à Agnès pour dire qu'il rentrerait tard. «Ça va? demanda-t-elle.

– Ça va. Du boulot par-dessus la tête, mais ça va. A plus tard.»

Il ne parla guère, sinon avec Jérôme, un quart d'heure, de la maquette. Le reste du temps, chacun resta rivé à sa table, l'un fumant comme un sapeur, l'autre caressant à rebrousse-poil sa lèvre supérieure. Le manque de tabac lui pesait plus que d'habitude. Mais, une fois fumée son unique cigarette quotidienne, économisée sur le déjeuner qu'il n'avait pas pris, il se raisonna. Il connaissait trop bien le cycle qui avait eu raison de ses résolutions précédentes: d'abord on demande des bouffées autour de soi, puis, une fois de temps en temps, une cigarette entière, puis Jérôme arrivait à l'agence avec un paquet de plus, clignant de l'œil et disant: «Tu te sers, mais tu arrêtes de m'emmerder» et, au bout d'une semaine, il rachetait des paquets. Après deux mois déjà d'abstinence, la fin du tunnel approchait, quoique les pessimistes vous disent toujours qu'il faut compter trois ans avant d'estimer le combat gagné. Tout de même, une cigarette calmerait ses nerfs, l'aiderait à se concentrer sur son travail. Il y pensait autant qu'à sa moustache, à la comédie qu'on lui jouait, en venait à associer le contact du filtre sur ses lèvres, le goût de la fumée, à la résolution du banal mystère qui l'obsédait et, du même coup, à un regain d'intérêt pour les plans étalés devant lui. Il finit par en demander une à Jérôme qui, trop absorbé, lui tendit le paquet sans même plaisanter et, bien sûr, il n'en tira aucun des bénéfices qu'il s'en promettait. Son esprit continuait à battre la campagne.