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Il vivait cet amour au passé, entraîné vers les années de grande peur où il ne rencontrait que les masques au long nez, ces trois années durant sa jeunesse où il aurait dû vivre exactement ce qui arrivait aujourd'hui: cette rencontre avec une jeune fille de son âge, un premier amour. Il avait vingt-sept ans à présent. La jeune fille au piano rendait cette question d'âge sans objet car il se sentait en dehors du flux habituel des jours, dans un temps dédoublé, dans une rêverie qui lui laissait revivre ces trois années passées au milieu des masques.

Parfois, il s'éveillait, observait sa vie comme par-delà la rampe d'un escalier, éprouvait un vertige: tant de vivants et de morts le séparaient de la jeune fille au piano. Il serrait ses poings, ces doigts puissants, marqués de cicatrices, se souvenait que ces mains avaient tué, avaient appris à manier avec assurance la chair féminine – la chair de cette femme aux yeux jaunes de félin qu'il avait rencontrée à l'anniversaire d'un ami, à la fin de l'été, une femme qu'il avait prise à moitié endormie, ivre, en éprouvant presque du dégoût pour ce grand corps indifférent et paresseux… A ce souvenir, il se disait qu'il aurait mieux valu rester dans la voiture, ne pas accepter l'invitation du général… Mais dans la petite pièce où il prenait le thé et que le général, matelot dans sa jeunesse, appelait le «nid-de-pie», il oubliait tout, se confondait avec l'ondoiement de la neige, avec l'écho des notes, avec l'attente des pas dont il connaissait la rapide cadence et de cette voix: «Mais pourquoi vous restez ici, dans l'obscurité? Venez…»

Stella le plaçait à côté d'elle, se mettait à jouer, lui demandait parfois de tourner les pages de la partition: «Je vous ferai un signe, comme ça, avec mon menton.» Il s'exécutait, observait ce visage, faisant semblant de guetter le signe, parfois jetait un coup d'œil sur la partition et détournait rapidement les yeux.

Elle trouva en lui cette matière à rêver qui se laissait facilement sculpter par son imagination de jeune fille. Ce Sergueï Maltsev était quelqu'un de suffisamment défini: originaire d'un petit village, homme de vingt-sept ans (c'est-à-dire presque un vieillard pour elle qui en avait dix-sept), et cette horrible balafre qui lui barrait le front. Donc un homme qui, de toute évidence, n'était pas celui qu'elle attendait secrètement.

Mais, d'autre part, il était suffisamment énig-matique: un homme qui avait déjà certainement fait bien des conquêtes féminines et qui pourtant, d'après le père de Stella, vivait seul, quelque part dans les rues enneigées de la périphérie de Moscou, un homme silencieux qui souvent ramenait le général à la tombée de la nuit et disparaissait dans cette nuit, au volant de la grande voiture noire, sous les trombes de la pluie ou les tourbillons de la neige. A ces moments-là, il se laissait facilement imaginer dans l'habit d'un mystérieux inconnu dont elle redessinait sans cesse le visage et le destin. D'ailleurs, son père n'avait-il pas dit un jour que pendant la guerre ce chauffeur lui avait sauvé la vie?

Peu à peu elle se prit à son propre jeu. Elle avait besoin de cet homme qui buvait son thé dans le «nid-de-pie». Besoin de l'appeler, de voir son visage, d'oublier son visage, de ne plus voir son uniforme de soldat, de l'imaginer pâle, fin, beau (il l'était à sa façon, mais autrement), d'habiller cette ombre de noir, de la pousser sur scène, dans les intrigues inventées la veille.

Au reste, elle n'exigeait de ce figurant que d'écouter ses gammes, de tourner les pages des partitions. Un jour, il laissa passer le geste énergique du menton, leur signe convenu. Elle interrompit son morceau, le vit assis très droit sur sa chaise à côté d'elle, les paupières fortement plissées, comme dans un accès de douleur.

«Vous n'êtes pas bien?» l'interrogea-t-elle, inquiète, touchant sa main. Il ouvrit les yeux, marmonna: «Si, si, tout va bien…», le regard fixé sur ces doigts qui effleuraient sa main. Après une seconde d'embarras, elle s'exclama: «J'ai une idée de génie! Je vais vous apprendre un peu à jouer! Mais si, mais si, c'est facile comme tout, juste une petite chansonnette d'enfant…»

La mélodie s'appelait Petit Soldat de plomb. Alexeï se révéla un élève maladroit et aux capacités médiocres. Stella se voyait souvent obligée de tirer ces doigts rigides, de les guider vers la bonne touche.

Grâce au Petit Soldat de plomb, elle put enrichir ses mises en scène. L'homme qu'elle avait à sa disposition pouvait être grondé, flatté, gentiment martyrisé, complimenté pour un arpège bien joué, consolé après une erreur. Elle découvrait l'un des attraits les plus intenses de l'amour, celui de se faire obéir, de manipuler l'autre et, avec son consentement fervent, de lui enlever sa liberté.

Le silence de cet homme qui buvait tranquillement son thé, dans l'attente du général, ne pouvait plus la satisfaire. Elle voulait à présent le faire parler, lui faire raconter sa vie, la guerre, s'émerveiller ou être jalouse en écoutant ses récits.

Un jour, interrogé avec insistance, il essaya de sonder ce passé de guerre et se sentit désemparé devant ces souvenirs où tout débouchait sur les ruptures, la solitude, la mort. Il devinait qu'elle attendait de lui une histoire d'amour sur fond de guerre, mais sa mémoire se débattait entre des corps d'hommes mutilés, entre des corps de femmes possédés à la hâte et emportés dans l'oubli. Restait cette odeur de teinture d'iode sur les mains d'une femme, mais comment en parler, surtout à cette jeune fille qui le regardait, les yeux grands ouverts? Parler de lui? Mais qui était-il? Ce soldat qui, après un corps à corps, se lavait dans une flaque d'eau et l'eau devenait rouge, de son sang et du sang de ceux qu'il venait de tuer? Ou ce jeune homme qui secouait un mort pour lui enlever sa botte? Ou bien cet autre, guettant derrière une fenêtre poussiéreuse, dans une autre vie, dans un passé interdit? Non, le plus vrai dans ces années était ce jour où il avait perdu connaissance au cimetière, où il était pour ainsi dire mort et où n'existait entre lui et le monde que cette ligne vacillante: une femme inconnue dormant à côté de lui et lui donnant sa tiédeur…

Bousculé par ses questions, il se mit alors à parler de l'écureuiclass="underline" une halte, une belle journée de printemps, cette petite bête qui vole d'un arbre à l'autre. Il se rappela soudain la fin de l'histoire, s'interrompit, s'embrouilla, inventant un vague dénouement heureux. Stella sourit d'un air boudeur: «Papa me disait que vous vous étiez battu comme un héros… Et vous, un écureuil! Pfut…»

Il se taisait, se souvenant de la chaleur lisse de la fourrure dans sa paume. Tout ce qui avait suivi était lié, il le comprenait maintenant, à cette bête tuée: et son affectation auprès du général, et très probablement sa survie, et sa venue à Moscou, et la rencontre avec cette jeune Stella qui était en train de le taquiner. Elle dut deviner que cet homme qu'elle croyait avoir apprivoisé, domestiqué, cachait dans sa vie, comme dans un souterrain caverneux, des actes inavouables, des hontes, des douleurs. Et qu'il se tînt devant elle confus et manquant de mots lui donnait un air enfantin.