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Je reviens dans le hall. Les heures des trains au départ, sur le tableau, paraissent surréalistes, après notre retard, après tous ces fuseaux horaires que j'ai traversés depuis l'Extrême-Orient, surtout après le temps qu'a inscrit en moi le récit de Berg. Mais le plus étrange est que soudain Berg réapparaît. Oui, il est devant moi, ce n'est pas un songe.

– Je suis parti sans vous demander si vous aviez un point de chute à Moscou. J'espère que vous n'allez pas rester toute la journée à la gare…

Je lui réponds que je ne partirai qu'avec le dernier train, vers minuit, que je compte aller voir un musée et qu'avant j'irai à la première séance dans un cinéma pour dormir. Il sourit, ce projet d'aller dormir au cinéma (dix kopecks la séance, une salle vide et un fauteuil bien au chaud) doit lui rappeler son passé d'errant.

– Écoutez, si vous voulez le conseil d'un vieux Moscovite… (Sa voix ne peut dissimuler une joie cachée.) Vous savez, trouver une chambre d'hôtel à Moscou est plus dur que se loger au Mausolée. Mais j'ai un vieil ami, un récidiviste, comme moi…

Il me guide à travers la ville, du métro au bus, puis à pied en coupant par les cours, toujours avec un peu de brusquerie joyeuse, heureux de retrouver ses marques, de me montrer sa connaissance de la capitale. Je le suis avec résignation, comme un enfant marchant dans un demi-sommeil.

A l'hôtel, la fatigue me terrasse. Je me réveille un moment au milieu de la journée, une vision irréelle se présente à mes yeux: sur le lit de Berg est étendu un costume sombre, on dirait un homme aplati, vidé de sa substance, une cravate est suspendue au dossier d'une chaise, une odeur forte d'eau de Cologne vient de la salle de bains. Je n'ai pas la force d'en chercher l'explication et me rendors aussitôt.

Quand Berg me réveille, je ne le reconnais pas tout de suite. Il a mis le costume qui était étalé sur son lit, la cravate. Ses cheveux sont lissés et brillants.

– Je n'ai pas voulu vous déranger avant, vous dormiez si bien… Mais il est déjà six heures du soir.

Sur la table, je vois deux verres où s'infuse le thé, un thermoplongeur accroché au loquet de la fenêtre.

– Vous allez… au théâtre? dis-je en essayant de ne pas trahir ma surprise devant le changement.

– Oui… en quelque sorte. Plutôt au concert. D'ailleurs, je pensais que si cela vous intéressait…

Nous buvons le thé au citron, en mangeant du pain, le même qui était enveloppé dans les feuilles de partitions, quelques rondelles de saucisson sec. Après le repas, je fais ma toilette, Berg me prête une cravate.

Nous arrivons les premiers. La salle, à l'autre bout de Moscou, appartient à la maison de la culture des chemins de fer.

Nous restons un long moment dans un vestibule froid et mal éclairé. Berg, invisible, silencieux sur une banquette, dans un coin, moi faisant les cent pas le long des murs décorés de photos de locomotives – des plus anciennes, trapues, avec leurs cheminées comiquement évasées, aux plus modernes. Je jette aussi un coup d'œil dans la salle. Elle me paraît trop vaste, jamais un concert, surtout dans ce quartier situé au diable, ne rassemblera suffisamment de monde pour la remplir! Pourtant les gens commencent à affluer, d'abord hésitants comme nous, puis produisant par leur nombre cette légère électricité de chuchotements, d'attente, d'excitation qui précède tout spectacle. Une fois installés ils répandent cette agréable tension dans la salle. «Magie du théâtre! me dis-je. Qu'importe la salle, la scène et ce qui va se passer sur scène. L'essentiel c'est que quelque chose va se passer.»

Berg a choisi un fauteuil au tout dernier rang, là où la lumière ne parvient presque pas. Placés de biais, nous voyons, derrière les plis du rideau écarté, dans cette ombre des coulisses d'où surgissent d'habitude les artistes, une silhouette, l'ovale d'un visage.

– Il doit avoir le trac, murmure Berg, les yeux fixés sur ce recoin.

Il est assis, un peu rigide, l'air lointain et comme rajeuni.

A cet instant le pianiste apparaît, ce jeune guetteur dont nous devinions l'attente derrière le rideau. La salle applaudit avec une parcimonieuse politesse de bienvenue. Je me retourne vers Berg pour lui proposer la feuille pliée du programme. Mais l'homme paraît absent, paupières baissées, visage impassible. Il n'est plus là.

Andreï Makine

Né en 1957 en Sibérie, à Krasnoïarsk, Andreï Makine, après avoir suivi ses études à l’université Kalinine, à Moscou, et enseigné la philosophie à Novgorod débarque en France en 1987. Ses conditions de vie sont précaires, et très vite Makine décide de se consacrer à l’écriture. Ses manuscrits rédigés en français sont dans un premier temps refusés. Il parvient tout de même à imposer un premier texte intitulé La Filled’un héros de l’Union soviétique en 1990. C’est le début d’une grande carrière littéraire avant la consécration en 1995 et la double obtention des prix Goncourt et Médicis pour Le Testament français. Après sept romans, Andreï Makine a réussi à imposer un style savant et ample, qualifié par certains de poétique, par d’autres, plus communément de néo-classique.

LA FEMME QUI ATTENDAIT

Mirnoïé, milieu des années 70: un village hors du temps sur les bords de la mer Blanche, peuplé de veuves octogénaires dont les maris sont morts dans les combats contre le nazisme. Un camionneur géorgien à l’humour truculent et mélancolique, obsédé sexuel mais profondément bon, prend à son bord le jeune thésard venu de Leningrad, narrateur de ce récit, et entreprend son éducation sentimentale. «Dans l’amour [’], pour ne pas souffrir, il faut être un porc. Tu vois une femelle, tu la baises, tu passes à la suivante. Surtout, n’essaie pas d’aimer! Moi, j’ai essayé, j’ai écopé de six ans de camp.» Mais à côté de toutes ces «truies», il parlera aussi, d’une voix sourde, de «celles qui ne le sont pas». «Celles-là souffrent ’ Comme Véra», qui vit au milieu des vieilles et que connaît le jeune homme. Mais qui est cette femme qui a fait de sa vie une attente infinie?

«Une femme si intensément destinée au bonheur (ne serait-ce qu’à un bonheur purement physique, oui, à un banal bien-être charnel) et qui choisit, on dirait avec insouciance, la solitude, la fidélité envers un absent, le refus d’aimer» Il reste quinze ans avant la chute du rideau de fer. Cette histoire "celle d’une femme qui a fait de sa vie une attente infinie" est à nouveau, comme La Musique d’une vie , un pur joyau. Elle pourrait avoir été écrite par Tolstoï. On dirait, à la lire, que le principal aboutissement du communisme serait l’emprisonnement du Temps: isbas inhabitées, paysages paléolithiques, et derrière toute cette rudesse qui n’attend rien, un incroyable frisson de grâce. Une chose est sûre: Andreï Makine est déjà un écrivain classique.

AU TEMPS DU FLEUVE AMOUR

Andreï Makine ouvre son roman sur une scène rêvée de notre Occident. Un fantasme qui nous fera mesurer l'étendue de notre dépaysement.