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A la fin de la deuxième journée de course, sur une route déjà campagnarde, il croisa une carriole conduite par un jeune paysan qui resta bouche bée devant la voiture surgie au milieu des champs. Avec un fort accent nasal, en mélangeant les mots russes et ukrainiens, il expliqua la direction. Alexeï était à une vingtaine de kilomètres du but.

Avant la nuit, il progressa encore, puis tourna, suivit une piste qui s'enfonçait dans la forêt, s'arrêta quand un gros tronc lui barra la route. Il mangea toute une miche achetée dans une bourgade qu'il avait traversée à midi, se sentit enivré par la nourriture, par la montée du sommeil. La forêt autour de la voiture paraissait infinie. Il voulut regarder l'heure, se rappeler la date, comme pour s'accrocher à une bouée dans l'océan de branches et d'ombres. Couché sur la banquette, il leva le bras vers la lumière qui filtrait à travers le feuillage. Il n'était que huit heures et demie du soir. Le 24 mai…

«Mon concert!» souffla-t-il en se relevant brusquement. Contre la vitre arrière se débattait un beau papillon de nuit, ses ailes couvertes d'une écriture fine, mystérieuse, laissaient sur la vitre des traces de pollen. Et c'est aussi comme à travers l'épaisseur du verre qu'il imagina la salle, une scène illuminée, un jeune homme s'avançant vers le piano. Dans une illusion poignante, il observa, un instant, cette vie qui se poursuivait quelque part, sans lui.

Le matin, il quitta la forêt à pied. Et se retourna plusieurs fois: le soleil encore bas remplissait l'intérieur de la voiture abandonnée d'une lumière dorée, elle ressemblait à une voiture laissée par une famille dispersée au milieu des arbres, en train de cueillir des fraises des bois.

La tante l'écouta en silence, le laissa parler longuement, se répéter. Elle sentait que c'était ainsi qu'il allait s'habituer à sa nouvelle vie. L'oncle revint de la ville vers midi et fut lui aussi peu bavard. Alexeï devinerait, des semaines après, que derrière cette acceptation muette de sa venue, du danger de sa venue, il y avait sans doute l'envie tacite de lui faire comprendre: «Tu vois, nous, les culs-terreux, nous t'accueillons les bras ouverts. Nous ne gardons pas rancune aux proches qui nous ont oubliés.» Mais, sur le moment, il n'avait besoin que de cette possibilité de raconter, d'être approuvé, de s'entendre confirmer que de toute façon, resté à Moscou, il n'aurait rien pu faire pour ses parents. Il se rendit compte aussi que, en quelques gestes rapides, on préparait déjà son existence clandestine dans cette maison. Cette économie de mots et de gestes lui rappela que l'épidémie de peur qu'avait connue sa famille en 37 s'était abattue sur ces gens bien avant. A la fin des années vingt, dès le début de la collectivisation dans cette contrée. Ils avaient perdu leurs deux enfants dans la famine qui s'en était suivie, avaient déjà caché des fuyards.

C'est dans l'une de ces caches que l'oncle l'installa. Ils allèrent au fenil et, dans le demi-jour qui pénétrait à travers les planches, Alexeï vit un espace vide, sans fenêtre, sans le moindre recoin où s'abriter. Devant son air interdit, l'oncle sourit et expliqua à mi-voix: «C'est une valise à double fond.» Il pressa sur une planche qui céda et Alexeï, passant la tête dans l'ouverture, découvrit une sorte d'étroit conduit entre deux murs en bois, large de cinquante centimètres à peine, avec un bat-flanc, une tablette clouée au mur, un seau, une cruche, une écuelle. «Il faudra, ajouta l'oncle, que tu habitues ton nez moscovite à l'odeur du fumier. J'en mets autour du fenil, au cas où ils viendraient avec un chien…»

Deux jours plus tard, l'oncle lui annonça, un peu gêné: «Je sais que ça te fera mal mais… la voiture, il faut qu'on la noie. Je vais te montrer l'endroit d'où nous pourrons la pousser.»

Alexeï apprit rapidement à mouler son corps, ses mouvements dans le tronçon exigu entre les murs. Il réussit à suspendre à mi-geste sa vie secrète lorsqu'un jour, de l'autre côté des planches, résonna cette voix qui rabrouait l'oncle: «Il est pas loin, ton neveu, les gens l'ont vu. Tu as tout intérêt à nous aider avant qu'on le trouve nous-mêmes dans ton grenier…» L'oncle, très calme, répondait d'une voix sans timbre: «Ce neveu, je ne l'ai jamais vu de ma vie. Si vous le trouvez, ça sera pour moi l'occasion de faire sa connaissance…» Alexeï resta figé, une cuillère près de sa bouche, n'osant même pas chasser une mouche sur son front.

Il quittait son refuge au milieu de la nuit, se lavait, se changeait, se dégourdissait les jambes. La tranquillité des champs, le ciel, les étoiles embuées de chaleur, tout l'invitait à la confiance, à la joie de la vie. Tout mentait.

Il avait fini par étudier la moindre fissure entre les planches, savait quel champ de vision elles offraient. Celle-ci, au-dessus de la tablette, permettait d'observer une étroite partie de la route qui reliait le village au chef-lieu. Cette autre, à côté du bat-flanc, découpait une clôture en branches sèches.

Un jour, au pied de cette clôture, il observa un dormeur, un homme ivre, étendu comme terrassé d'un coup de fusil. Les pans de sa veste s'étalaient dans la poussière de la route, son ronflement parvenait jusqu'au fenil. Ce corps affalé exprimait une telle bienheureuse indifférence envers ce qu'on eût pu penser de lui, un tel abandon dans cette mort temporaire, un tel oubli de sa personne qu'Alexeï éprouva une violente jalousie. Une tentation plutôt: aborder ce cadavre ronflant, le fouiller, lui dérober ses papiers, se déguiser avec ses habits, revenir à la vie sous ce nom volé…

Le bois de la planche lui piquait la joue avec ses échardes. Alexeï fixait l'ivrogne comme si ç'avait été une apparition miraculeuse. L'homme ne lui ressemblait pas du tout, au moins deux fois son aîné, roux, le nez épaté. Mais l'idée d'un vol d'identité, pour le moment invraisemblable, s'incrusta dans sa mémoire.

Un soir, par l'une de ces fentes entre les planches, il vit s'éloigner la carriole de son oncle: lui tenant les rênes, la tante assise au milieu des cageots de légumes qu'ils allaient vendre au marché du dimanche, au chef-lieu.

La nuit, le bruit des sabots perça à travers son sommeil. «Déjà de retour?» s'étonna-t-il, encore à moitié assoupi. Le martèlement devint plus lourd, rappela le tonnerre. L'épaule serrée contre les planches du mur, il sentit qu'elles vibraient. «Tous ces chevaux!» lui souffla son rêve rempli de troupeaux qui faisaient trembler la terre sous leur galop. Et aussitôt, démêlant la tromperie du sommeil, il sauta du bat-flanc, poussa la planche de l'issue secrète et, sortant dans la nuit, vit l'horizon en feu. Les vagues des bombardements résonnaient à présent plus distinctement, à une cadence devenue régulière. Très bas, en rasant les toits du village, passa un avion, puis un autre. Cela ressemblait à un numéro de haute voltige. Pourtant, la route se remplissait déjà de gens qui fuyaient. Alexeï se hâta de glisser dans son refuge. Son champ de vision, entre deux planches, happa une femme qui trébuchait en traînant derrière elle deux enfants ensommeillés, cette vieille qui fouettait une vache. Puis, plus rapidement, en sens inverse, des soldats qui se heurtaient aux flots des fuyards. Et, moins d'une heure plus tard, la fumée, le tambourinement des balles qui écaillaient l'enduit des murs, et soudain cette masse rugissante qui frôla le fenil et hachura de ses chenilles le potager que la tante avait arrosé pas plus tard que la veille.

Il resta couché à terre un long moment. Les murs de son refuge étaient çà et là troués de balles. Peu à peu la gamme des bruits se fit plus simple, plus pauvre. Quelques cris encore, le grincement des chenilles, une rafale déjà lointaine. Enfin, juste le sifflement du feu. Alexeï regarda dans l'un des judas percés par la fusillade. Près de la clôture, à l'endroit exact où, deux semaines auparavant, il avait vu un ivrogne endormi, s'étalait le corps d'un soldat, le visage en sang tourné droit vers le lever du soleil, comme pour bronzer.