Il mit deux jours à trouver son homme, son donneur d'identité. Les recherches dans le village incendié avaient échoué. Il était tombé sur quelques survivants et avait dû fuir. Sur la route, il trouvait surtout des corps de femmes et d'enfants ou d'hommes trop âgés.
Au bout de la deuxième journée de marche, il descendit vers une rivière et sur la berge, à l'entrée du pont démoli par les obus, vit tout un champ de bataille, des dizaines de soldats à qui la mort avait prêté des poses tantôt très banales, comme celle de ce corps aux jambes repliées, tantôt pathétiques, comme celle de ce jeune fantassin qui rejetait loin sa main dans un geste de tribun. Caché derrière la broussaille, Alexeï attendit, dressant l'oreille, mais ne perçut aucune plainte. La soirée était encore claire, les visages des tués, quand il osa enfin s'approcher, se découvraient avec une simplicité sans défense. Il remarqua qu'il n'y avait pas de soldats allemands, certainement déjà enlevés par les leurs.
Il rencontrait les yeux, souvent largement ouverts, notait la couleur des cheveux, la taille. De temps en temps, fasciné par la mort, il en oubliait le but de ses recherches, plongeait dans une torpeur d'automate, se transformant en une caméra hypnotique qui cadrait, l'une après l'autre, ces vies arrêtées. Puis se reprenait, se remettait à chercher son double. La couleur des cheveux, le relief des traits, la taille.
Tout près de la rivière, il trouva un visage proche du sien, mais le soldat avait les cheveux bruns, presque noirs. Il se dit qu'il pourrait raser sa chevelure blonde et que sur la photo d'une pièce d'identité cette différence de teinte serait peu visible. Avec des doigts qui tremblaient, il déboutonna la poche de la vareuse du soldat, saisit un petit livret frappé d'une étoile rouge, et se hâta de le ranger. Sur la photo, le soldat ne lui ressemblait pas du tout et les cheveux encadraient le visage comme d'un trait de charbon.
S'arrêtant près d'un autre, il nota la ressemblance de leurs traits. Mais s'aperçut soudain que l'oreille gauche du soldat était déchiquetée par une balle. Il s'éloigna rapidement, comprit aussitôt qu'une telle blessure ne démentait en rien la ressemblance mais n'eut pas le courage de revenir vers cette tête ensanglantée.
Il découvrit cet autre mort par hasard quand, pour se défaire de l'odeur qui stagnait sur la rive, il entra dans l'eau jusqu'aux genoux et se mit à se laver le visage, le cou. Le corps du soldat était à moitié écrasé sous une poutre du pont écroulé. On voyait juste l'ovale blond de sa tête, un bras serré contre sa poitrine. Il s'approcha, se pencha, surpris de voir à quel point ce visage inconnu lui ressemblait, empoigna la poutre, la rejeta de côté… Et bondit en arrière: les yeux du soldat s'animèrent et de ses lèvres s'échappa un flux rapide de paroles chuchotées, dans un soulagement plaintif. En allemand! Puis un long jet de sang. Et de nouveau la fixité de la mort.
A grands pas, essayant de ne pas revoir les visages connus, il quitta la rive. Il ne tenta même pas d'excuser cette fuite ou de se rassurer en se disant que dans un autre endroit peut-être… Il était vidé de lui-même, contaminé par la mort, chassé de son corps par tous ces morts qu'il mettait dans ses habits, se glissant dans les leurs. Il parla en rythmant ses pas, voulant s'emplir de ce qu'il avait été avant… Mais tout à coup s'arrêta. Loin des autres, un soldat, tête lavée par le flux du courant, gisait. Celui qu'il avait cherché.
Alexeï commença à le déshabiller, avec des gestes qui appartenaient à quelqu'un d'autre, des gestes un peu rudes, efficaces… Habillé, il constata que les bottes étaient trop étroites. Il revint vers le pont et toujours dans cette absence de lui-même retira les bottes d'un autre soldat. La botte droite résista. Il s'assit, observa, désemparé, ce grand corps que ses efforts avaient déplacé, se vit d'un regard extérieur – ce jeune homme au milieu d'un beau crépuscule d'été, sur la rive frangée de sable – et ces dizaines de cadavres. De temps en temps, dans les roseaux, un poisson remuait avec paresse, battait l'eau d'un clapotement sonore… Il se redressa, saisit cette botte collée à la jambe, se mit à la secouer, à la tirer sauvagement. Il ne se rendait pas compte que depuis un moment il pleurait et parlait avec quelqu'un et même croyait entendre des réponses.
En reprenant la route, il se calma. Au milieu de la nuit, passée dans une carriole abandonnée, il se réveilla, craqua une allumette, lut le nom du soldat qu'il était désormais. Dans la poche de la vareuse, il trouva la photo d'une jeune fille et une carte postale, pliée en deux, avec une vue du palais d'Hiver.
Il imagina en détail sa première rencontre avec les soldats parmi lesquels il lui faudrait se perdre, se faire accepter, ne pas se trahir. Des interrogatoires, des contrôles, pensait-il. Et la méfiance.
Cette rencontre n'eut pas vraiment lieu. Tout simplement, à l'entrée d'une ville inconnue, au milieu des rues sonores de fusillades, il fut entraîné dans une course désordonnée de soldats qui fuyaient devant un danger encore invisible, tombaient, tiraient, visant à peine, sur le nuage de fumée au fond d'une avenue.
Il courut avec eux, ramassa un fusil, imita leur tir et même leur panique, bien qu'il ne la ressentît pas pour l'instant, n'ayant le temps de mesurer ni leur épuisement ni l'énormité de la force à laquelle ils essayaient de faire face. Quand, à la tombée de la nuit, un officier parvint à rassembler quelques débris de l'armée en déroute, Alexeï constata que les soldats venaient des unités les plus variées, de compagnies anéanties, de régiments décimés. Il était donc comme eux. A cette différence près que parfois il avait plus peur de laisser échapper son vrai nom que de se retrouver sous un tir. Cette peur, cette vigilance avec laquelle il copiait les gestes des autres firent que pendant ces premières semaines il n'eut pas l'impression de faire la guerre. Et lorsque, enfin, il put relâcher cette corde tendue en permanence, il se découvrit dans la peau de ce soldat vieilli, peu loquace et respecté pour son sang-froid, un homme parmi des milliers de ses semblables, indistinct dans la colonne qui piétinait sur une route boueuse, se dirigeant vers le cœur de la guerre.
Durant les deux premières années au front, Alexeï reçut quatre ou cinq lettres adressées à celui dont il portait le nom. Il ne répondit pas et pensa que son mensonge donnait certainement à plusieurs personnes la force d'espérer, l'énergie de survivre.
Il avait d'ailleurs depuis longtemps appris qu'à la guerre la vérité et le mensonge, la générosité ou la dureté, l'intelligence ou la naïveté n'avaient pas la même clarté que dans la vie d'avant. Souvent lui revenait le souvenir des cadavres sur la berge d'une rivière. Mais l'horreur de ces minutes révélait à présent sa face cachée: si le jeune Moscovite qu'il avait été alors n'avait pas séjourné au milieu de ces morts, il aurait sans doute été brisé, dès les premiers combats, par la vue des corps éventrés. La botte qu'il avait arrachée au cadavre lui avait été comme une cruelle mais inévitable vaccination. Parfois, dans un jugement inavoué, il reconnaissait même que, à côté de ce mort déchaussé, toutes les tueries dont il était témoin lui paraissaient moins dures à vivre.
Un jour, au moment de sa première blessure, il découvrit un autre paradoxe. Venu parmi ces soldats pour fuir la mort, il s'exposait à une mort bien plus certaine ici que dans une colonie de rééducation où on l'aurait envoyé après l'arrestation de ses parents. Il eût été plus à l'abri derrière les barbelés d'un camp qu'en possession de cette liberté mortelle.
Jamais non plus il n'aurait pu croire que durant une courte semaine, après la convalescence, un bras encore en écharpe, dans cet hôpital résonnant de râles de blessés, il fût possible d'aimer, de s'attacher à une femme, avec l'impression d'avoir toujours connu ces yeux, ce timbre un peu sourd de la voix, ce corps. Mais surtout si du temps de son ancienne vie, à Moscou, un ami lui avait parlé d'un tel amour, Alexeï lui aurait ri au nez, ne voyant dans cette liaison qu'une série d'accouplements hâtifs, de silences obtus entre une infirmière et un convalescent qui n'avaient que leurs corps pour tout échange. Il se serait gaussé de ces détails comiques bons pour un roman campagnard: ce bouquet ébouriffé qu'il avait cueilli de sa main valide le long d'un chemin, ces boucles d'oreilles à la dorure usée, les doigts de la femme brunis par la teinture d'iode.