– Je venais chercher une chaise. C'est vraiment bondé en bas…
L'homme éteint sa torche et c'est dans l'obscurité que j'entends ses paroles mais surtout ce bref frottement qui me laisse deviner son geste: d'une manche de son manteau il essuie rapidement ses yeux.
– Ah, mais des chaises, il y en a ici tant qu'on veut. Seulement, faites attention, la plupart ont des pieds cassés. Moi, j'ai tout un divan à moi, avec quelques ressorts à nu, il est vrai…
Je me rends compte que l'obscurité n'est pas complète dans cette pièce. Ses deux fenêtres se découpent dans le noir, éclairées par un réverbère, par les incessantes tornades de neige qui s'entortillent autour de la coulée de lumière. Je vois la silhouette de l'homme qui contourne les armoires, disparaît dans un recoin d'où parvient le crissement aigu des ressorts.
– Si d'aventure ils annoncent un train, réveillez-moi, s'il vous plaît, dit-il de son divan.
Et il me souhaite bonne nuit. Je tire une chaise, m'installe au milieu des portraits éparpillés, décidé à faire semblant jusqu'au bout: je serais venu juste pour chercher une chaise, je n'aurais pas surpris ses larmes…
Je le feins si bien que très vite je m'endors, pris dans ce violent sommeil du petit matin après une nuit blanche. C'est le pianiste qui me réveille, sa main sur mon épaule, la petite torche projetant sur le mur les ombres des chaises enchevêtrées, d'un portemanteau, du couvercle relevé du piano…
– Ils viennent d'annoncer le train pour Moscou! Si c'est le vôtre, il faut vous dépêcher, ça va être la prise de Kazan.
Il a raison. C'est un assaut. Un chassé-croisé de visages, un va-et-vient de grosses valises, des cris, des piétinements dans les tranchées qui creusent l'épaisseur de la neige sur les quais. Au milieu de la bousculade, je perds rapidement de vue l'homme qui vient de me réveiller. Un contrôleur coupe mon élan dès le marchepied de la voiture où je voulais monter: «On est déjà serrés comme des sardines, vous ne voyez pas?» La porte de la suivante est verrouillée. Autour de la troisième s'attroupe une foule d'où s'élève une rumeur tantôt plaintive, tantôt menaçante. Le contrôleur vérifie les billets, accepte de rares chanceux selon des critères qu'apparemment lui-même ne saurait expliquer. Trébuchant dans la neige trouée de pas, je me précipite le long du convoi. Une vieille, enlisée dans une congère, se lamente d'avoir laissé tomber ses lunettes. Un soldat, à genoux, fouille la neige à la manière des chiens. Son camarade à quelques mètres de là urine contre le poteau d'un réverbère. Le premier repêche les lunettes avec une longue bordée de jurons triomphants…
Je piétine d'une voiture à l'autre, de plus en plus sûr de devoir passer encore une journée dans cette ville-piège. Mes jugements nocturnes reviennent, ravivés par le froid, par la colère: «Homo sovieticus! Tout est dit. On leur proposerait maintenant de grimper sur les toits ou, pire que ça, de courir derrière le train, pas un ne rouspéterait… Homo sovieticus!»
Tout à coup ce sifflement. Non pas le sifflet du train. Un bref sifflement de voyous, un appel perçant, autoritaire et destiné à un complice. Je lève la tête au-dessus de la foule qui assaille les marchepieds. Au bout du convoi, je vois le pianiste qui agite le bras.
– Ils la rajoutent parfois, surtout en cas de retard comme celui-là, m'explique-t-il quand nous nous installons dans cette vieille voiture de troisième classe. On n'aura pas chaud, mais, vous verrez, le thé est même meilleur ici…
C'est à peu près tout ce qu'il me dit durant la journée. Son concert nocturne me paraît déjà à peine réel. De toute façon, l'interroger sur cette musique silencieuse serait avouer que je l'ai vu pleurer. Donc… Étendu sur le bois nu de la couchette, je me mets à imaginer le campement humain que j'ai observé, cette nuit, dans la salle d'attente et qui à présent vit, sans y prêter la moindre attention, une expérience fabuleuse: le passage d'Asie en Europe! L'Europe… Derrière la fenêtre, dans le petit rectangle que le givre a laissé libre, défile toujours le même infini des neiges, à perte de vue, impassible devant l'avancée essoufflée du train. Le vallonnement blanc des forêts. Un fleuve sous la glace, immense, gris, faisant penser à un bras de mer. Et de nouveau le sommeil de la planète blanche, inhabitée. Je me tourne légèrement, je regarde le vieil homme qui reste immobile sur la couchette d'en face, les paupières closes, les doigts noués sur la poitrine. Ces doigts qui savent jouer des mélodies muettes. Pense-t-il à l'Europe? Se rend-il compte que nous approchons de la civilisation, des villes où le temps peut avoir une excitante valeur de jeu social, d'échanges d'idées, de rencontres? Où l'espace est apprivoisé par l'architecture, incurvé par la vitesse d'une autoroute, humanisé par le sourire d'une cariatide dont on voit le visage par la fenêtre de mon appartement, non loin de la Nevski?
Curieusement, c'est sur la beauté de certaines rues que notre conversation finit par s'engager, déjà vers le soir. Nous venons de quitter une grande ville sur la Volga. Le convoi a été reformé et j'ai même craint un instant qu'on nous abandonne sur une voie de garage. Il y a beaucoup de place libre, comme si les gens dédaignaient de monter dans cette voiture archaïque de troisième.
Mon compagnon se lève, apporte deux verres. En apprenant que je connais bien Moscou, il s'anime, me parle de la capitale avec une précision inattendue, avec un attachement sentimental pour telle rue, telle station de métro. «L'attachement d'un provincial, me dis-je, qui a vécu dans la capitale et qui aime épater ses interlocuteurs par l'originalité de son guide personnel.» Mais, plus il parle, plus je constate que sa Moscou est une ville bien étrange, avec des lacunes évidentes, avec des entrelacs de rues aux endroits où ma mémoire voit de larges avenues et esplanades. Plus attentif, je relève dans son récit quelques à-coups que l'homme essaie d'éviter tantôt en s'interrompant à mi-mot, tantôt en racontant une anecdote. «Avant la guerre…», «dans les années trente…», ces marques du passé lui échappent et me laissent deviner qu'il se promène dans une ville qui n'existe plus. Il finit par s'en rendre compte, se tait. Son oreille doit détecter dans ce moment de gêne la même tonalité que cette nuit, quand je l'ai surpris au piano. Pour changer de sujet, je me mets à maudire le temps, les retards qui me font manquer, à Moscou, ma correspondance. Nous préparons notre dîner: des œufs durs que je tire de mon sac, le pain qu'il dit avoir dans sa valise. Il sort un paquet, le défait. Une demi-miche de pain noir. Mais c'est l'emballage qui attire mon regard – des feuilles froissées de vieilles partitions. Il lève les yeux sur moi, puis se met à lisser les pages avec le rude tranchant de sa main. Ses paroles n'ont plus le ton d'un promeneur sentimental, comme tout à l'heure. Pourtant, il parle toujours des mêmes ruelles moscovites et d'un jeune homme («Je me croyais alors le plus heureux du monde», dit-il avec une amertume souriante), un jeune homme portant une chemise claire trempée par une averse de mai, un jeune homme qui s'arrête devant une affiche et, le cœur battant, lit son nom: Alexeï Berg.
Avant, sur ces affiches, il cherchait le nom de son père, auteur dramatique, et aussi de temps en temps le nom de Victoria Berg, sa mère, lorsqu'elle donnait des récitals. Ce jour-là, pour la première fois, c'était son nom à lui qu'on annonçait. Son premier concert, dans une semaine, le 24 mai 1941.
L'averse avait rendu le papier presque transparent, laissant lire l'affiche précédente (une compétition de sauts en parachute), le profil de Tchaïkovski, gondolé, ressemblait à celui d'un fou du roi. D'ailleurs le concert allait avoir lieu dans la maison de la culture de l'usine de roulements à billes. Mais rien de tout cela ne pouvait gâcher son plaisir. Le bonheur qu'irradiait ce papier d'un bleu délavé était beaucoup plus complexe qu'une simple fierté. Il y avait la joie de cette soirée lumineuse et humide qui apparaissait, telle la fraîcheur d'une décalcomanie, sous l'orage en recul. Et l'odeur du feuillage dans le poudroiement ensoleillé des gouttes. La joie de ces rues noircies par la pluie qu'il suivait, d'un pas distrait, en allant des abords de la ville où se trouvait la maison de la culture vers le centre. Même la salle où il allait jouer, une salle aux murs recouverts de photos de machines-outils et dont l'acoustique laissait à désirer, lui avait paru festive, aérienne.
Moscou, ce soir-là, était aérienne. Légère sous ses pas dans le lacis des ruelles qu'il connaissait par cœur. Légère et fluide dans ses pensées. S'arrêtant une minute sur le Pont de pierre, il regarda le Kremlin. Le ciel mouvant, gris-bleu, donnait à ce faisceau de coupoles et de créneaux un air instable, presque dansant. Et, à gauche, la vue basculait dans un immense vide qu'avait laissé la cathédrale du Christ-Sauveur dynamitée quelques années auparavant.
Quelques années… Reprenant sa marche, Alexeï essaya de se rappeler la suite de ces années. La cathédrale avait été détruite en 1934. Il avait quatorze ans. Merveilleuse excitation de sentir le trottoir tressaillir après chaque explosion! C'étaient les années de bonheur. 1934, 35, 36… Puis, soudain, tombe cette longue quarantaine, comme aux temps des épidémies. La ville s'alourdit autour de leur famille. Un soir, en grimpant l'escalier, il entend le chuchotement d'un homme qui, un étage plus haut, monte pesamment, perdu dans un soliloque presque muet mais fiévreux. «Non, non, vous ne pouvez pas m'ac-cuser… et les preuves… les preuves…» Alexeï saisit ces bribes, ralentit le pas, gêné par cette confidence volée, et, tout à coup, reconnaît son père. Ce petit vieux marmonnant, son père!… La quarantaine dure. Certains mots deviennent imprononçables. Le Dictionnaire du théâtre que son père a publié au début des années trente est retiré de toutes les bibliothèques. Certains noms qu'il y citait doivent disparaître car viennent de disparaître ceux qui les avaient portés. Pendant les cours, Alexeï observe de rapides manœuvres d'échecs: ses camarades se déplacent pour ne pas rester assis à côté de lui. «Ils roquent», pense-t-il avec aigreur. A la sortie, ils s'écartent de lui, fuient sur des trajectoires souples comme des skieurs dans une descente semée d'obstacles. Il a l'impression que les gens qu'il croise, au conservatoire, sont tous devenus bigleux, ils louchent pour esquiver son regard. Leurs visages lui rappellent ces masques qu'il a vus dans un livre d'histoire, d'effrayants masques à long nez dont s'affublaient les habitants des villes envahies par la peste. Ses amis répondent à son salut, mais de biais, furtivement, en détournant la tête, et cette esquive – mi-profil, mi-face – étire leur nez en long dard incurvé d'insecte. Et ils balbutient un prétexte pour partir et soupirent comme s'ils humaient les herbes aromatiques dont on garnissait ces masques anti-peste… Au cours de l'hiver 39, il surprend le conciliabule de ses parents, puis, en pleine nuit, les voit mettre leur plan à exécution. Dans le fourneau de la cuisine, ils brûlent le vieux violon de son père. Le maréchal Toukhatchevski, ami de la maison et bon violoniste, avait joué deux ou trois fois, après le dîner, pour leurs invités. Il est exécuté en 37 et le petit violon au vernis craquelé se transforme en une terrible pièce à conviction… Ils la brûlent, cette nuit-là, en redoutant l'arrestation, les interrogatoires. Dans l'affolement, le père oublie de relâcher les cordes et Alexeï, à l'affût derrière la porte entrouverte de sa chambre, entend le rapide arpège des cordes rompues par le feu… Depuis cette nuit, l'air qu'ils respirent commence à s'alléger. On rejoue une pièce de son père. Très rarement encore, on revoit sur les affiches le nom de sa mère. Durant l'année 1940, Alexeï rencontre de plus en plus de regards droits. Une sorte de guérison oculaire, dirait-on. Il fête le réveillon en compagnie de ces faux bigleux. L'un des tangos qu'ils dansent ce soir s'appelle Le Regard de velours. Grâce aux années de peur et d'humiliation, il devine ce que valent la langueur de ce «velours» et les regards de celles qu'il tient dans ses bras. Mais il n'a que vingt et un ans et un vertigineux retard de tangos, d'étreintes, de baisers à rattraper. Et il est farouchement décidé à le rattraper, même s'il fallait, pour cela, oublier la nuit, l'odeur du vernis brûlé, le bref gémissement des cordes dans les flammes.