Il s'éloigna du Kremlin, plongea sous les branches, lourdes de pluie, sur les boulevards. L'histoire du violon, la terreur nocturne, les années de sa solitude de pestiféré lui revenaient encore de temps en temps mais surtout pour aiguiser le bonheur qu'il vivait à présent. Le chuchotement des parents dans la nuit et l'odeur âcre du vernis brûlé, voilà tout ce qui restait de ces trois années noires – 37, 38, 39. Peu de chose à côté des plaisirs si variés dont sa vie s'était remplie depuis. Tiens, cette chemise mouillée qui collait à sa poitrine, cette seule jouissance de sentir son corps jeune, souple, musclé effaçait l'angoisse de ces années d'épidémie. Mais surtout son concert, dans une semaine, et ses parents qu'il imaginait assis, au fond de la salle (il avait âprement négocié cet incognito), et, au premier rang, l'une de celles avec qui, dans la nuit du réveillon, il avait dansé Le Regard de velours. Léra.
Il pensa de nouveau à la décalcomanie. Le monde tout entier ressemblait à ce jeu de couleurs: il suffisait de retirer une mince feuille grisâtre de mauvais souvenirs et la joie éclatait. Comme, au début de mai, éclatait la nudité de Léra sous cette robe brune qu'ils arrachaient ensemble dans la précipitation des baisers encore clandestins, l'oreille tendue vers les bruits dans le couloir de la datcha: le père, vieux physicien, travaillait sur la terrasse et de temps en temps réclamait une tasse de thé ou un coussin. C'était une nudité très saine, un de ces corps qu'on voyait à l'époque marcher, couverts d'un léger maillot, dans les défilés à la gloire de la jeunesse. Ce que Léra disait était aussi très sain. Elle parlait de famille, de leur futur appartement, des enfants. Alexeï devinait que ce mariage le rendrait définitivement pareil aux autres, effaçant la silhouette de l'adolescent qui épiait les notes des cordes rongées par le feu. Plus qu'à leur jeune nid familial il rêvait, en vérité, de la voiture de son père, cette large Emka noire, confortable comme une cabine de luxe sur un long-courrier, et qu'il savait déjà conduire. Pour se débarrasser une bonne fois de l'adolescent apeuré, il suffisait d'imaginer cette voiture, lui, Léra, la bande bleutée de la forêt à l'horizon.
Sa pensée glissa vers les journées vécues à la datcha, dans ce village au nom musical de Bor. Vers la décalcomanie de ce corps quittant sa robe de lycéenne et se prêtant aux caresses les plus osées, à une lutte charnelle, à cette violence rieuse d'où ils sortent essoufflés, la vue brouillée par les larmes d'un désir entravé. Ce jeune corps se dérobe au dernier moment, se referme comme un coquillage sur sa virginité. Et ce jeu plaît à Alexeï. Dans cette résistance, il lit un engagement de fidélité future, une promesse de jeune fille responsable et avisée. Une fois seulement le doute surgit. Il se réveille après un bref sommeil, dans une chambre ensoleillée, et à travers ses cils voit Léra déjà levée, près de la porte. Elle se retourne et, le croyant encore endormi, pose sur lui un regard qui le glace. Il lui semble reconnaître le coup d'œil des masques au long nez. Pour effacer cette ressemblance, il bondit, rattrape Léra sur le pas de la porte, l'entraîne vers le lit, dans un combat fait de rires, de petites morsures, de tentatives pour se libérer. Quand enfin elle parvient à s'échapper, il éprouve non pas l'excitation du bonheur, mais une soudaine fatigue comme à la fin d'un spectacle qu'il aurait été forcé à jouer. Et il devine que ce corps féminin à la fois offert et interdit, ce corps lisse et plein appartient à une vie qui ne sera jamais la sienne. Si, bien sûr, se reprend-il aussitôt, il épousera Léra et leur vie aura la même substance que cet après-midi de printemps. Seulement, il faudra oublier la mélodie des cordes se rompant dans le feu. Leur vie aura la sonorité de la musique composée pour un défilé sportif dans un stade. Il se rappelle qu'un jour il a essayé de raconter à Léra ces notes qui s'envolaient des cordes brûlées. Elle lui a coupé la parole avec justement ce conseil enthousiaste: «Et si tu écrivais une marche sportive!»…
Dans la cour de l'immeuble, il ne put éviter le bref éveil de l'angoisse: «La bataille navale!» C'est ainsi qu'un jour, pendant les années de la terreur, s'étaient présentées à lui toutes ces fenêtres, et celles de leur appartement au milieu de la façade – des cases qu'une main invisible, imprévisible! rayait en jetant les habitants dans une voiture noire qui venait à la fin de la nuit et repartait avec sa proie. Le matin on apprenait que tel ou tel appartement était désormais vide. «Touché, coulé…»
Son regard glissa sur ces trois fenêtres, trois cases indemnes au milieu de tant de naufrages. La peur ancienne avait disparu. Le bonheur présent était trop intense pour lui laisser la place. Alexeï ne regrettait qu'une chose: ces années maudites avaient amputé sa vie d'une étape très importante qu'il aurait eu peine à définir. Le temps de la prime jeunesse, un âge rêveur, exalté, durant lequel on poétise la femme, on divinise sa chair inaccessible, on vit dans une attente farouche du miracle amoureux. Rien de tout cela pour lui. Il avait l'impression que, par un saut soudain, il avait été propulsé de l'enfance, de ce trottoir ébranlé par la destruction de la cathédrale dynamitée, par-dessus ces années de terreur – dans une vie déjà adulte, vers la nudité de ce beau corps musclé que Léra lui donnait presque tout entier, réservant ce presque pour le mariage.
Il monta l'escalier et, à chaque palier, nota le nombre de départs et d'arrivées, surtout au plus fort de la «bataille navale» de 37, 38, 39. Des gens tirés du sommeil et vivant ce départ comme un rêve qui dérapait sur l'horreur. Cet appartement-là, au-dessous du leur, une famille, une fillette qui, quelques jours avant le départ nocturne, l'avait croisé dans la rue et lui avait parlé d'un nouveau parfum de glace qu'on vendait sur les boulevards…
Il accéléra le pas et se mit à chanter un air d'opéra, du répertoire de sa mère, un air aux modulations amoureuses, grisantes. Elle l'entendit à travers la porte et, souriante, vint lui ouvrir.
Deux jours avant le concert, il retourna à la maison de la culture de l'usine, pour la dernière répétition. «La générale», comme il l'avait annoncé à ses parents pendant le déjeuner. Il travailla tout l'après-midi, rejoua le programme en entier et s'arrêta, se rappelant le conseil de sa mère: à force de répéter, on perdait parfois cette intime vibration de nouveauté, ce brin de miracle ou de prestidigitation dont l'art ne peut se passer. «Enfin, c'est comme pour le trac, ajoutait-elle. Si l'on n'en a pas du tout, c'est mauvais signe…»
Sur le chemin du retour, il pensa à cette peur bienfaisante, à ce frisson qui stimule. Il en avait manqué, cette fois-là, durant la répétition. «Jouer dans un tel bain de vapeur…», se justifiait-il. La journée était pesante, laiteuse, très chaude. Une journée sans couleurs, sans vie. «Sans trac», se dit-il en souriant. Sa mère lui parlait aussi de ces jeunes comédiennes qui affirmaient ne jamais avoir le trac et à qui Sarah Bernhardt promettait avec une indulgence ironique: «Attendez un peu, ça viendra avec le talent…»