Il consulta sa montre: trois heures et demie. Derrière la fenêtre, la nuit commençait à pâlir. Alexeï observa la chambre, les contours des meubles, et presque calmement pensa: «Mais c'est qu'il va me dénoncer…» En un éclair toutes les étrangetés ignorées la veille se figèrent dans une logique sans issue. Le professeur qui ne se couchait jamais tard avait ouvert dès la première sonnerie, tout habillé. Sa femme sans laquelle il ne pouvait faire un pas était absente. Léra aussi. Dans la chambre, tout était prévu, on eût dit, pour accueillir un hôte… «Non, il ne me dénoncera pas, tout simplement il les laissera entrer…»
Il sauta du lit, s'habilla, ferma le loquet de la porte, enjamba la fenêtre…
Au début du sentier que d'habitude il prenait avec Léra pour aller se baigner dans un étang, il hésita, tourna vers une vieille remise, derrière la maison, s'assit sur un billot, décidant d'attendre. Et n'eut pas à attendre. Du fond de la rue principale qui divisait ce lotissement de datchas en deux, parvint le bruit d'un moteur. La voiture s'arrêta. Dans le silence encore nocturne, il perçut le bruit des coups frappés à la porte, le chuchotement des voix d'hommes et plus claire, sur un ton implorant, mais cherchant à préserver sa dignité, la voix du professeur: «Camarades, vous m'avez promis… C'est un jeune homme fragile. Je vous en prie! Je suis sûr que ses parents…» Quelqu'un lui coupa la parole d'un ton énervé: «Écoutez, professeur, ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas! Vous parlerez quand on vous interrogera…»
Se jetant sur le sentier, Alexeï entendit le tambourinement qui venait de l'intérieur de la maison.
Bien plus tard, quand il aurait percé l'impitoyable lubie qu'a la vie de jouer aux paradoxes, il comprendrait qu'en réalité il devait son salut aux Allemands. Depuis le mois d'avril de cette année 1941, et même avant mais plus confusément, on parlait à Moscou de la menace qui viendrait de l'Ouest. Sa mère se souvenait, à ces occasions, de la famille de sa sœur qui vivait en Ukraine, dans un village reculé. Parents pauvres, pour ainsi dire, et jamais invités à Moscou. On les imaginait dans leur hameau, tout près de la frontière polonaise, exposés à la guerre de plus en plus prévisible. «Mais jamais, voyons, jamais notre armée ne laissera les Allemands traverser la frontière, l'interrompait le père. Et même si, par extraordinaire, ils réussissaient à lâcher quelques bombes, il n'y aurait rien à craindre. Je prends ma voiture, je débarque chez ta sœur, je les ramène vite fait à Moscou.» Ce projet d'évacuation en voiture revenait de temps en temps dans leurs veillées familiales.
Alexeï s'en souvint lorsque, vers six heures du matin, il atteignit, à pied, les faubourgs de Moscou. Sa tête résonnait des noms des camarades de conservatoire qui pouvaient lui venir en aide, des noms qui, considérés un à un, s'estompaient dans le doute. Il pensa alors à cette tante, en Ukraine, se rappela le projet de voyage en voiture, se hâta de s'accrocher à l'idée avant qu'elle ne lui apparût invraisemblable.
Le garage, à quelques rues de leur immeuble, était serré contre le mur d'un monastère détruit. L'endroit, à cette heure-là, était encore désert, les portes des autres garages closes. Il se redressa sur la pointe des pieds et, retenant son souffle comme pour attraper un papillon, tendit la main vers une petite niche sous la tôle ondulée du toit. Son père, distrait, y déposait souvent le double de la clef. Ses doigts tapotèrent fébrilement le fond de la cache et soudain touchèrent le métal.
Il rangea dans le coffre deux bidons d'essence, gardés en réserve, et avant de se mettre au volant regarda autour de lui. Sa pensée, vidée par la fatigue et la peur, s'éveilla: ce garage avec une ampoule terne au plafond, cette odeur de l'essence, ces objets que son père avait touchés – le dernier reflet de leur vie?
Des pas firent crisser le gravier. Alexeï se glissa derrière le volant, l'esprit de nouveau vide, le cœur suspendu, le corps prêt à exécuter le jeu de mouvements familiers et à propulser cette lourde voiture noire contre la porte entrouverte… Mais dehors les bruits s'enchaînèrent dans une suite sans danger: tintement d'un trousseau de clefs, grincement des gonds, départ.
S'arrêtant à un carrefour, il se rendit compte qu'il n'avait eu qu'une fois l'occasion de conduire hors de Moscou: pour amener Léra à la datcha de Bor.
Il trouva dans la voiture une liasse de cartes routières, dont celle de la région, en Ukraine, où habitait sa tante. Une veste et une vieille casquette traînaient sur la banquette arrière. Il les mit et constata, plus tard, combien cet accoutrement facilitait le passage des postes de la milice. Il ressemblait, surtout grâce à cette casquette, à un chauffeur pressé de se rendre au domicile d'un personnage haut placé. Et plus il s'éloignait de Moscou, plus la vue de la grande voiture noire en imposait.
A la fin de la deuxième journée de course, sur une route déjà campagnarde, il croisa une carriole conduite par un jeune paysan qui resta bouche bée devant la voiture surgie au milieu des champs. Avec un fort accent nasal, en mélangeant les mots russes et ukrainiens, il expliqua la direction. Alexeï était à une vingtaine de kilomètres du but.
Avant la nuit, il progressa encore, puis tourna, suivit une piste qui s'enfonçait dans la forêt, s'arrêta quand un gros tronc lui barra la route. Il mangea toute une miche achetée dans une bourgade qu'il avait traversée à midi, se sentit enivré par la nourriture, par la montée du sommeil. La forêt autour de la voiture paraissait infinie. Il voulut regarder l'heure, se rappeler la date, comme pour s'accrocher à une bouée dans l'océan de branches et d'ombres. Couché sur la banquette, il leva le bras vers la lumière qui filtrait à travers le feuillage. Il n'était que huit heures et demie du soir. Le 24 mai…
«Mon concert!» souffla-t-il en se relevant brusquement. Contre la vitre arrière se débattait un beau papillon de nuit, ses ailes couvertes d'une écriture fine, mystérieuse, laissaient sur la vitre des traces de pollen. Et c'est aussi comme à travers l'épaisseur du verre qu'il imagina la salle, une scène illuminée, un jeune homme s'avançant vers le piano. Dans une illusion poignante, il observa, un instant, cette vie qui se poursuivait quelque part, sans lui.
Le matin, il quitta la forêt à pied. Et se retourna plusieurs fois: le soleil encore bas remplissait l'intérieur de la voiture abandonnée d'une lumière dorée, elle ressemblait à une voiture laissée par une famille dispersée au milieu des arbres, en train de cueillir des fraises des bois.
La tante l'écouta en silence, le laissa parler longuement, se répéter. Elle sentait que c'était ainsi qu'il allait s'habituer à sa nouvelle vie. L'oncle revint de la ville vers midi et fut lui aussi peu bavard. Alexeï devinerait, des semaines après, que derrière cette acceptation muette de sa venue, du danger de sa venue, il y avait sans doute l'envie tacite de lui faire comprendre: «Tu vois, nous, les culs-terreux, nous t'accueillons les bras ouverts. Nous ne gardons pas rancune aux proches qui nous ont oubliés.» Mais, sur le moment, il n'avait besoin que de cette possibilité de raconter, d'être approuvé, de s'entendre confirmer que de toute façon, resté à Moscou, il n'aurait rien pu faire pour ses parents. Il se rendit compte aussi que, en quelques gestes rapides, on préparait déjà son existence clandestine dans cette maison. Cette économie de mots et de gestes lui rappela que l'épidémie de peur qu'avait connue sa famille en 37 s'était abattue sur ces gens bien avant. A la fin des années vingt, dès le début de la collectivisation dans cette contrée. Ils avaient perdu leurs deux enfants dans la famine qui s'en était suivie, avaient déjà caché des fuyards.
C'est dans l'une de ces caches que l'oncle l'installa. Ils allèrent au fenil et, dans le demi-jour qui pénétrait à travers les planches, Alexeï vit un espace vide, sans fenêtre, sans le moindre recoin où s'abriter. Devant son air interdit, l'oncle sourit et expliqua à mi-voix: «C'est une valise à double fond.» Il pressa sur une planche qui céda et Alexeï, passant la tête dans l'ouverture, découvrit une sorte d'étroit conduit entre deux murs en bois, large de cinquante centimètres à peine, avec un bat-flanc, une tablette clouée au mur, un seau, une cruche, une écuelle. «Il faudra, ajouta l'oncle, que tu habitues ton nez moscovite à l'odeur du fumier. J'en mets autour du fenil, au cas où ils viendraient avec un chien…»
Deux jours plus tard, l'oncle lui annonça, un peu gêné: «Je sais que ça te fera mal mais… la voiture, il faut qu'on la noie. Je vais te montrer l'endroit d'où nous pourrons la pousser.»
Alexeï apprit rapidement à mouler son corps, ses mouvements dans le tronçon exigu entre les murs. Il réussit à suspendre à mi-geste sa vie secrète lorsqu'un jour, de l'autre côté des planches, résonna cette voix qui rabrouait l'oncle: «Il est pas loin, ton neveu, les gens l'ont vu. Tu as tout intérêt à nous aider avant qu'on le trouve nous-mêmes dans ton grenier…» L'oncle, très calme, répondait d'une voix sans timbre: «Ce neveu, je ne l'ai jamais vu de ma vie. Si vous le trouvez, ça sera pour moi l'occasion de faire sa connaissance…» Alexeï resta figé, une cuillère près de sa bouche, n'osant même pas chasser une mouche sur son front.
Il quittait son refuge au milieu de la nuit, se lavait, se changeait, se dégourdissait les jambes. La tranquillité des champs, le ciel, les étoiles embuées de chaleur, tout l'invitait à la confiance, à la joie de la vie. Tout mentait.