Выбрать главу

Un jour, au moment de sa première blessure, il découvrit un autre paradoxe. Venu parmi ces soldats pour fuir la mort, il s'exposait à une mort bien plus certaine ici que dans une colonie de rééducation où on l'aurait envoyé après l'arrestation de ses parents. Il eût été plus à l'abri derrière les barbelés d'un camp qu'en possession de cette liberté mortelle.

Jamais non plus il n'aurait pu croire que durant une courte semaine, après la convalescence, un bras encore en écharpe, dans cet hôpital résonnant de râles de blessés, il fût possible d'aimer, de s'attacher à une femme, avec l'impression d'avoir toujours connu ces yeux, ce timbre un peu sourd de la voix, ce corps. Mais surtout si du temps de son ancienne vie, à Moscou, un ami lui avait parlé d'un tel amour, Alexeï lui aurait ri au nez, ne voyant dans cette liaison qu'une série d'accouplements hâtifs, de silences obtus entre une infirmière et un convalescent qui n'avaient que leurs corps pour tout échange. Il se serait gaussé de ces détails comiques bons pour un roman campagnard: ce bouquet ébouriffé qu'il avait cueilli de sa main valide le long d'un chemin, ces boucles d'oreilles à la dorure usée, les doigts de la femme brunis par la teinture d'iode.

Il y eut tout cela durant cette semaine de convalescence. Cet hôpital qui, avant l'offensive qui se préparait, vivait quelques jours de répit dans l'attente de nouveaux convois de blessés. L'odeur lourde de sang et de chair meurtrie. Cette femme, de quinze ans son aînée, qui semblait s'apercevoir de nouveau que les saisons existaient, que ce souffle chaud de la terre, cette écume du lilas s'appelait printemps, qu'un homme, ce soldat un peu gauche avec qui elle se mit un jour à parler, pouvait devenir très proche, qu'ils devenaient très proches, malgré elle, malgré lui, malgré tout. Et quand il la surprit, un soir, en surgissant sur le chemin qui menait de l'hôpital à l'isba où elle logeait, lui avec ce bras en écharpe et ce bouquet, elle sentit sa voix se dégeler: «C'est la première fois qu'on me…» Il ne la laissa pas terminer, se hâta de plaisanter, de la faire rire. Puis se tut et jusqu'à son départ, une semaine après, il crut que c'était son bras encore douloureux qui l'empêchait de se rassasier de ce corps féminin, d'épuiser tout ce qu'elle lui donnait.

Dans les tranchées cette faim inassouvie reviendrait, mais déjà plus ample, convoitant et la poussière du chemin qui menait vers l'isba (il aurait tout donné pour pouvoir tout simplement toucher ces ornières tièdes éclairées par le couchant), et le reflet des gouttes qui, après une brève ondée nocturne, glissaient du toit et captaient dans leur chute l'éclat de la lune. Il comprendrait qu'il désirait maintenant jusqu'à l'odeur âpre de la teinture d'iode que dégageaient ces paumes un peu rêches dont il sentait encore la caresse sur son visage. Cette odeur résista mieux au temps que le souvenir charnel, effacé par la vue des corps sans vie, par les rencontres d'une heure avec ces femmes qui ne lui laissaient ni le souvenir d'un visage, ni un talisman comme cette teinture d'iode.

Les seuls moments où la peur d'être démasqué revenait étaient ceux où il avait une chance – une malchance pour lui – d'être décoré. La commission qui en décidait, surtout s'il s'agissait d'un ordre, vérifiait le passé du militaire pour ne pas distinguer un ancien détenu ou un exclu du Parti. Alexeï avait depuis longtemps appris à paraître terne et, souvent le premier dans les assauts, savait s'effacer après la fin d'un combat, quand le commandant relevait les noms des plus braves.

Il lui arriva d'entendre de la musique, celle des orchestres militaires, ou parfois, dans les haltes, la plainte joyeuse d'un accordéon. Épiant dans son cœur quelque reflux sentimental, il constatait que rien de tel ne perçait en lui, aucune émotion particulière qui aurait rappelé sa jeunesse de pianiste.

Le piano, il en vit un dans cette ville lituanienne où l'offensive de son régiment s'enlisa pour toute une semaine. Leur avancée était gênée par de nombreux tireurs d'élite qui tenaient sous le feu tous les carrefours et tuaient les officiers dans une sélection précise et technique. L'un des tireurs était caché dans cet immeuble aux vitres soufflées et dont le rez-de-chaussée laissait entrevoir l'intérieur d'un salon, les fauteuils en velours et ce piano à queue. A une centaine de mètres de là, Alexeï restait allongé dans l'entrée d'une maison et de temps en temps, l'espace d'une seconde, pointait dans la porte ouverte son appât: cet ovale en contreplaqué surmonté d'une casquette d'officier et portant en son milieu deux ronds découpés dans une boîte de conserve. Un officier qui regarde avec ses jumelles, la cible favorite des tireurs. Alexeï la sortait et la rentrait rapidement, lançait un bref sifflement à ses deux camarades qui, du dernier étage, observaient la rue… La balle claqua au moment où il ne s'y attendait plus, le va-et-vient de l'appât étant devenu machinal. Le craquement du contreplaqué se noya immédiatement dans le bruit des rafales parties du dernier étage, puis le tambou-rinement des bottes dans l'escalier. «On l'a eu!» cria le soldat portant une mitrailleuse sur son épaule. La balle avait percé le contreplaqué juste au-dessus des deux ronds en fer-blanc. Ils regardèrent le trou, le touchèrent, en rirent. Puis, traversant la rue, allèrent récupérer le fusil de l'Allemand. Alexeï s'arrêta près du piano, laissa retomber une main sur le clavier, écouta, referma le couvercle. La joie de ne pas sentir en lui la présence d'un jeune homme épris de musique était très rassurante. Il regarda sa main, ces doigts couverts de cicatrices, d'éraflures, cette paume aux cals jaunâtres. La main d'un autre homme. Il pensa que, dans un livre, un homme dans sa situation aurait dû se précipiter vers ce piano, jouer en oubliant tout, pleurer peut-être. Il sourit. Cette pensée, cette idée livresque était probablement l'unique attache qui le reliait encore à son passé. Rejoignant les soldats, il rencontra le regard sans vie du tireur allemand étendu sur le parquet et se dit que pour cet homme il était un imprudent officier russe qui faisait briller les verres de ses jumelles. Cet officier en contre-plaqué avec des yeux découpés dans une boîte de conserve.

Il espérait avancer à travers cette guerre sans marquer par des traits voyants l'identité de celui dont il vivait désormais la vie. Être lisse, sans relief ni personnalité, un peu comme cet ovale en contreplaqué. Mais la guerre, avec ses fantaisies qui pourtant ne l'étonnaient plus, décida d'imprimer sa marque à la photo d'un jeune blond auquel il ressemblait tant.

Ce fut cette deuxième blessure, bien plus grave que la précédente, et, après deux semaines passées entre la vie et la mort, ce premier reflet dans un miroir, au moment où l'on changeait les pansements: un crâne nu, sans âge, et une cicatrice qui descendait en biais de la ligne des cheveux vers la tempe.

Il fit tout pour éviter d'être réformé. Feignit la santé malgré la douleur mate, patiente, qui l'imprégnait, malgré le silence de la mort qui s'était installé dans ses pensées. Le médecin lui parla comme à un enfant qui essaye de s'accrocher à la main de sa mère obligée de partir: «Écoute, tu vas passer un mois dans ton village, tu vas déjà reprendre un peu de poids grâce aux pâtés de maman et puis on verra.» Alexeï voulait rester non par quelque esprit d'abnégation héroïque, mais tout simplement parce qu'il n'avait nulle part où aller.

Les routes étaient encore couvertes de glace, ce début de mars voyait peu de soleil. Il marchait, parfois montait dans des camions, descendait dans un village en disant au chauffeur qu'il y habitait, reprenait sa marche. De temps en temps, arrêté au milieu des champs déserts et blancs, au milieu de toute cette terre meurtrie par la guerre, il flairait l'air, croyant discerner comme un bref souffle de tiédeur. Il devinait que tout ce qui lui restait de vie était concentré dans ce souffle faiblement printanier, dans ce reflet aérien et brumeux de soleil, dans l'odeur de ces eaux qui s'éveillaient sous la glace. Et non pas dans son corps décharné qui ne sentait même plus les brûlures du vent.

Confusément, il se rendait compte que ces routes, malgré les détours, le menaient vers Moscou. Ou plutôt vers une ville vague, nocturne, vers un endroit obscurci de sommeiclass="underline" ce dernier palier en haut d'une cage d'escalier, des vieux cartons étalés au sol, un radiateur chaud contre lequel il pourrait s'adosser, rester muet, immobile, ne prétendant à rien, conscient seulement que sur la terre entière c'était là son unique refuge, le terme de sa marche infinie.

Ce jour-là, il longeait une forêt de sapins qui gardait encore son air hivernal – renfermé et alourdi par la neige. A un tournant, une femme apparut devant lui, marchant dans la même direction et tirant derrière elle une luge. Il accéléra, content de se retrouver dans un endroit habité. La femme ne se retourna pas au crissement de la glace sous ses bottes. Il s'apprêtait déjà à lui parler mais tout à coup reconnut la charge transportée sur la luge. Un petit cercueil dont les planches non rabotées et couvertes de nœuds n'étaient ni tapissées d'andrinople, comme de coutume, ni au moins teintées de peinture. Leur bois lui rappela les caisses d'obus.

Ils se saluèrent en silence et marchèrent côte à côte. Le cimetière, sous la neige, ressemblait à une clairière. La tombe, visiblement préparée durant la matinée, était peu profonde et déjà toute saupoudrée de flocons. Les pelletées de terre gelée que la femme jetait frappaient le bois du cercueil avec une sonorité très vivante. A la fin, Alexeï se pencha pour poser sur le monticule les dernières mottes de terre. Quand il se redressa, les arbres, la silhouette de la femme, les croix s'élancèrent dans une rapide courbe, volèrent vers le vide éteint du ciel. Il n'eut pas l'impression de tomber.