Le dévouement d'Alceste. — L'histoire d'Alceste nous montre aussi qu'on pouvait s'offrir aux coups de la Mort, pour sauver la vie à ceux qu'on aimait. Admète avait obtenu des Parques qu'il pourrait être remplacé si quelqu'un consentait à mourir à sa place. Quand le jour fatal fut arrivé, il chercha donc à qui il pourrait demander ce service. Admète espérait que son vieux père consentirait à mourir pour lui; mais ce ne fut pas du tout l'avis du vieillard. Le pauvre Admète, qui avait une envie terrible de ne pas mourir, ne fut pas plus heureux dans sa tentative auprès de sa
iiiciv, l't il n'.iiiiail trouve' j)c'rsoniio dans son l'oyaunic (lui consentit a mourir à sa place, si sa lenime, Alceste, ne s'était [)résentéc d'elle-inèine. Admète accepta la proposition, et sa femme, ayant fait venir ses enfants, exprima ainsi ses dernières volontés: « Ecoute, Admète. Pleine d'un tendre respect et sacrifiant ma vie pour que tu jouisses de la lumière, je meurs pour toi. (|uand je pouvais ne pas mourir, choisir un époux
Fig. 70. — La Mort (^daprùs iiiie statue antique).
parmi les Tliessaliens, et habiter un palais dansréclatde la royauté ; je n'ai pas voulu vivre séparée de toi, avec des enfants orphelins, je ne me suis point épargnée, avec tous les dons de la jeunesse dont je pouvais jouir. Cependant ton père et ta mère t'ont abandonné, bien qu'ils eussent assez vécu pour mourir sans regret, quand il était beau pour eux de sauver leur fils en mourant avec honneur. Car tu étais leur unique enfant, et, toi mort, ils n'avaient pas l'espoir de donner le jour à d'autres. Et moi, je vivrais, et toi, tu n'aurais pas à gémir le reste de tes jours sur la perte d'une épouse et à veiller sur des enfants orphelins. Mais un dieu a voulu qu'il en fût ainsi ; que sa volonté s'accomplisse ! Toi donc accorde-moi en retour une grâce, non pas égale, jamais je ne te la demanderai, car rien n'est i>lus précieux que la vie, mais juste, comme tu Tatoueras toi-même ; en effet. non[nioinsque moi tu aimes ces enfants.
puisque ton cœnr est honnête : souffre qu'ils restent maîtres dans mon paLiis, et ne leur donne point une marâtre ; ne prends pas une autre femme qui ne me vaudrait pas, et qui, dans sa jalousie, porterait la main sur tes enfants et sur les miens. Ne le fais donc pas, je t'en conjure ; car la.marâtre qui survient est l'ennemie des enfants du premier lit, et non moins cruelle qu'une vipère. Un fils a du moins dans son père un solide rempart; il lui porte ses plaintes et reçoit ses conseils; mais toi. ma fille, comment passeras-tu dignement tes années virginales? Quelle femme rencontreras-tu dans la compagne de ton père? Ah ! jetremhlc ([u'elle n'imprime sur toi quelque tache honteuse, et dans la tleur de ta jeunesse, ne flétrisse tes espérances d'hyménée. Car ce n'est pas une mère qui te remettra aux: mains d'un épouv ; elle ne sera pas là, ma fille, pour t'encourager dans les douleurs de l'enfantement, moment où rien n'est plus doux qu'une mère. Car il faut que je meure; et ce n'est ni demain, ni le troisième jour du mois que le terme fatal doit venir, c'est à l'instant même que je vais compter parmi ceux qui ne sont plus. Adieu, vivez heureux ; toi, cher époux, tu peux te glorifier d'avoir possédé la meilleure des femmes, et vous, mes enfants, d'être nés de la meilleure des mères. » (Euripide.)
Cependant les enfants, suspendus aux vêtements de leur mère, pleuraient, et elle, les prenant dans ses bras, les embrassait l'un après l'autre, comme au moment de mourir. Tous les esclaves pleuraient aussi dans le palais, émus de pitié pour leur maîtresse. Elle tendait la main à chacun d'eux, et il n'en est aucun, si humble qu'il fût, auquel elle n'adressât la parole et dont elle ne reçût aussi les adieux.
Quand Alceste eut rendu le dernier soupir, Admète commença à avoir conscience de sa lâcheté, et la triste réalité du veuvage vint accabler son cœur, voué désormais à la solitude. « 0 murs de mon palais I disait-il, comment pourrai-je y rentrer? Comment l'habiter après ce • changement de fortune? Hélas ! Quelle ditférence ! Alors j'entrais dans ce palais, à la lueur des torches coupées sur le Pélion, au bruit des chants d'hymen, tenant la main de mon épouse chérie ; à notre suite marchait une troupe d'amis, félicitant par mille cris joyeux celle qui n'est plus, et moi-même, de ce que tous deux nobles et illustres de naissance nous avions uni nos destinées ; mais à présent aux chants d'hymen succèdent de tristes lamentations,etau lieu des péplums blancs, de noirs vêtements m'escortent dans la chambre nuptiale, vers ma couche déserte... Comment aurai-je la force de rentrer dans ce palais? A qui adresser la parole, et quelle voix me répondra? Où retrouver le charme des doux entretiens? Où tourner mes pas? La solitude qui règne ici me chassera, quand je verrai vide la couche d'Alceste et les sièges où elle prenait place, le désordre et l'état négligé du palais, et que mes enfants, tombant à genoux, pleureront leur mère, et que ses serviteurs
JUPITER ET JUNON.
g^ômiront sur la perte d'une telle maîtresse. Voilà ce qui m'attend au dedans du palais ; au dehors, la vue des épouses tliessaliennes, les nombreuses réunions de femmes me deviendront un sujet de terreur; car je n'aurai jamais la force de regarder en face les jeunes compagnes d'Alceste. Tous mes ennemis diront de moi : « Voyez cet homme qui « traîne honteusement sa vie et qui n'a pas eu le courage de mourir; « mais à sa place il a livré son épouse, pour se dérober lâchement à « Pluton ; et il se croit un homme ! Il déteste son père et sa mère tout « en refusant lui-même de mourir. » Tel est le renom qui se joindra à mes malheurs. » (Euripide, Alceste.)
Hercule vainqueur de la Mort. — Tandis qu'Admète se livrait à de pénibles lamentations, Hercule, qui voyageait pour accomplir ses
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l. 71. — Alceste ramenée à Admète par Hercule (d'après une peinture anti<[ue du musée de Naples).
prodigieux travaux, vint frapper à sa porte et demander un gîte chez lui. L'hospitalité est un devoir sacré : Admète, pour ne pas afQiger son hôte, lui cache le deuil de sa maison, car il ne serait pas convenable qu'un bote fût attristé. On conduisit Hercule dans un appartement où un repas copieux fut préparé pour le héros, et les serviteurs reçurent l'ordre de cacher soigneusement à l'iiote le chagrin qui régnait dans la famille. Hercule s'étant mis à table après s'être couronné de Heurs, selon l'usage, commença à faire bombance et a chanter joyeusement, ne se doutant aucunement que sa gaieté bruyante piit être déplacée. Pourtant, comme il buvait du vin sans eau et que les mets se succédaient devant lui, le héros commença à faire un tel vacarme, (fu'un des serviteurs d'Admète,
LE SOMMEIL ET LA MORT.
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malgré les ordres positifs qu'il a\ait reçus de son maître, dit deux mots à Hercule sur la douleur où ou était dans la maison, eu l'invitant à ne pas la troubler par des chansons déj)lacées.
Hercule alors jeta les Heurs dont il était couvert, se leva indigné contre lui-même, et, ayant demandé par où passerait le cortège funèbre, partit en silence dans la direction qu'on lui avait indiquée. H se plaça près du tombeau où devait être déposé le corps, mais au moment où la Mort allait prendre sa victime pour l'emporter dans les sombres demeures, le héros se plaça en travers. La Mort est puissante et ne lâche pas prise volontiers ; mais Hercule voulait réparer le tort qu'il avait eu chez un homme qui lui donnait l'hospitalité, et il lutta si bien qu'il ressaisit Alceste, après avoir vaincu la Mort. H revint alors frapper à la maison dAdmète, tenant par la main Alceste, dont le visage était couvert de son voile funéraire. Admète crut d'abord qu'il avait devant lui le fantôme de sa femme; mais il s'assura que c'était bien elle-même, et non une vaine ombre. Eperdu de bonheur, il voulut retenir Hercule ; mais le héros fils de Jupiter ne resta pas plus longtemps, ayant de grands travaux à accomplir, et dit à Admète en le quittant : (( Admète, conserve toujours ton religieux respect pour l'hospitalité. »