Le MORT. — Si tu ne me donnes deux drachmes, c'est inutile.
Bacchus. — Tiens, voici neuf oboles.
Le MORT. — J'aimerais mieux revivre.
Le domestique. — Est-il insolent ce drôle-là ! et on ne l'en punira pas? (Aristophane.)
LES ENFERS.
Le Styx et l'Achéron. — Le nocher Caron. — Pluton et Proserpine. — Minos, Éaque et Rhadanianthe. — La triple Hécate. —■ Némésis. — L'enfer du peintre Polygnote.
— Mon, Sisyphe et Tantale. — Le tonneau des Danaïdes. — Les Champs Élysées,
— Le fleuve Léthé.
Le Styx et l'Achéron. — Les anciens, qui n'avaient de notre hémisphère qu'une idée très-imparfaite, croyaient qu'une nuit éternelle régnait sur certaines contrées que le soleil n'éclaire jamais et ils avaient placé là l'entrée principale des enfers qui s'étendaient ensuite dans les royaumes souterrains. On pouvait d'ailleurs y descendre par plusieurs ouvertures dont les plus connues étaient au cap Ténare en Grèce et près du lac Averne en Italie.
Les enfers sont arrosés par deux grands fleuves, le Styx et l'Achéron, qui reçoivent comme affluents le Cocyte et le Phlégéthon. C'est par le Styx que les dieux prononçaient leurs plus redoutables serments : ce privilège a été donné à la nymphe Styx, parce que c'est elle qui la première a prévenu les Dieux de l'attaque des Titans. Le Styx répand ses eaux noires dans la plaine silencieuse et fait neuf fois le tour des enfers. L'Achéron, gouffre vaste et fangeux, est gardé par le nocher Caron.
Le nocher Caron. — Une barbe inculte et blanchie par l'âge caractérise Caron. Le feu jaillit de sa prunelle immobile ; et sur ses épaules un nœud grossier rattache et suspend un sale vêtement. Il pousse lui-même avec l'aviron la funèbre nacelle sur laquelle il transporte les corps. Il est déjà vieux, mais sa vieillesse verte et vigoureuse est celle d'un dieu. Vers ces rives se précipite la foule des ombres : les mères, les époux, les héros magnanimes, les vierges mortes avant l'hymen, et les jeunes gens mis sur le bûcher sous les yeux de leurs parents. Debout sur ces bords, chaque ombre demande à passer la première, et tend les mains vers l'autre rive objet de ses désirs. Mais le sombre nocher ne les reçoit pas toutes dans sa barque et repousse au loin celles qu'il a exclues. « Celles qui sont admises dans la barque ont été inhumées, car il n'est point permis de les transporter au delà de ces affreux rivages, de ces rauques torrents, avant qu'un tombeau ait reçu leurs ossements. Privées de ce dernier honneur, les ombres errent et voltigent pendant cent ans sur ces rives. » (Virgile.)
JUPITER ET JUNON.
Un bas-relief du musée Pio-Clénicntin montre Caron passant les ombres dans sa barque. Deux morts descendentpour entrer dans le pays des ombres, et l'une des Parques tend la main au premier pour l'aider. Cette Parque tient sa quenouille encore pleine de lin, ce ([ui prouve que le mort a quitté prématurément la vie. Une déesse iiircrnale tenant
Fig. 81. — Caroii amenant un mort aux enfers (d'après un bas-roliof du musée Pio-Clcmentin)
un vase dans cbaque main vient recevoir les nouveaux venus (fig. 81).
Le personnage de Caron ne présente pas un type bien nettement écrit. Au reste l'art antique répugnait à montrer le nautonier des enfers dont la physionomie nous est connue surtout par les descriptions des poètes. Mais on le trouve quelquefois sur les monuments du moyen âge, par exemple sur le tombeau de Dagobert. Dans la chapelle Sixtine, Michel-Ange le fait figurer au Jugement dernier^ où il a pour mission de transporter les damnés qu'il frappe de sa rame pour hâter leur départ.
Pour passer il fallait payer le nautonier qui sans cela aurait refusé de transporter les ombres à leur sombre demeure. « Cette conviction est si fortement établie parmi le commun des hommes, dit Lucien, que dès qu'un parent a rendu le dernier soupir, on lui met une obole dans la bouche pour payer son passage au batelier. Ces gens ne s'informent pas auparavant si cette monnaie passe et a cours dans les enfers, si c'est l'obole attique, macédonienne ou celle d'Egine qu'on y reçoit; ils ne réfléchissent pas non plus qu'il serait bien plus avantageux aux morts de n'avoir pas de quoi payer, puisque le batelier ne voudrait pas les recevoir, et les renverrait au séjour des vivants. » (Lucien.)
Les traditions sur les enfers étaient d'ailleurs assez multiples, et les philosophes ne manquaient pas d'y chercher des objections, comme pour toutes les fictions mythologiques. D'ailleurs, si le pays des ombres se présentait à l'imagination sous des couleurs un peu terribles, il n'en faut pas conclure que les anciens aient tous ressenti sur l'entrée des enfers, l'effroi que les poètes cherchent à inspirer dans leurs descriptions. Les comédies qui se jouaient à Athènes montrent que les fictions relatives au
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ténébreux séjour pouvaient aussi bien que le reste fournir sujet à la plaisanterie. Dans les Grenouilles d'Aristophane, Bacchus forme le projet de \isiter le royaume des ombres, et comme il redoute assez Cerbère et tous les monstres terribles qui logent en cet endroit, il prend l'accoutrement d'Hercule afin de les effrayer. Le héros avait été aux enfers Bacchus va donc le trouver pour lui demander quelques renseignements : « Quant au motif qui m'amène vers toi, sous cet accoutrement assez semblable au tien, lui dit-il, c'est pour apprendre de toi, en cas de besoin, les hôtes qui te reçurent à ta descente aux enfers : indique-moi aussi les ports, les boulangeries, les stations, les hôtelleries, les fontaines, les routes, les villes, les logements, les cabarets où il y a le moins de punaises. » Quand Bacchus a les renseignements dont il avait besoin, il se rend aux enfers par le chemin qu'on lui a indiqué, et finit par apercevoir Caron :
« Caron. — Assieds-toi à la rame. — S'il y en aencore qui veulentpasser, qu'ils se hâtent. — Eh bien! que fais-tu là?
Bacchus. — Ce que je fais? je m'assois à la rame, comme tu me l'as dit.
Caron. — Mets-toi donc ici, gros ventru.
Bacchus. — Voilà.
Caron. — Ne plaisante pas; mets-toi à l'ouvrage, et rame vigoureusement.
Bacchus. — Comment pourrais-je ramer, moi qui ne connais pas la mer et qui n'entends rien à la navigation?
Caron.. — Va toujours, une fois la main sur la rame, tu entendras les chants les plus doux.
Bacchus. — Et de qui?
Caron. — Des grenouilles, des cygnes ; tu seras ravi.
Bacchus. — Eh bien, donne le signal.
Caron. — Oop, op ! Oop, op !
Les grenouilles. — Brekekekex, coax, coax. Brekekekex, coax, coax. Filles des eaux marécageuses, unissons nos accents aux sons des flûtes; répétons ce chant harmonieux, coax, coax, que nous faisons entendre dans les marais, en l'honneur de Bacchus, fils de Jupiter, quand à la fête des Marmites, la foule dans l'ivresse accourt célébrer les orgies aux lieux qui sont consacrés. Brekekekex, coax, coax.
Bacchus. — Pour moi, je commence à avoir mal aux fesses. Coax, coax.
Les grenouilles. — Brekekekex, coax, coax.
Bacchus. — Vous vous en souciez fort peu, vous autres
Les grenouilles. ■— Brekekekex, coax, coax.
Bacchus. — Peste soit de vous, avec votre coax coax ! c'est toujours le même refrain. Coax, coax.
Les grenouilles. — Et c'est à bon droit, habile homme, car je suis aimée des Muses à la lyre harmonieuse, et de Pan aux pieds armés de cornes, qui fait résonner le chalumeau : Apollon,si habile sur la cithare, me chérit, à cause des roseaux que je nourris dans les marécages, pour servir de chevalet à la lyre. Brckekekex, coax, coax.
Bacchls. — Pour moi, j'ai des ampoules.
Les grenouilles. — lirrkckekex, coax, coax.
Bacchls. — Maudite race de chanteuses, finirez-vous!
Les grenouilles. — Chantons encore. Si jamais, fuyant les pluies de Jupiter, et retirées au fond de l'abîme, nous avons mêlé les voix de nos cho'urs agiles au bruissement des vagues bouillonnantes, c'est maintenant surtout qu'il faut répéter BrckekckeXj coax, coax.