Les hommes du Toucan ressemblaient tellement à ceux de la Terre, qu’on perdait peu à peu l’impression d’un autre monde. Mais les hommes rouges étaient d’une beauté accomplie qu’on rencontrait rarement sur la Terre, où elle vivait dans les rêves et les œuvres des artistes et s’incarnait dans un petit nombre d’individus.
«Plus la voie de l’évolution animale jusqu’à l’être pensant était longue et pénible, plus les formes supérieures de la vie sont parfaites et par conséquent plus belles, songeait Dar Véter. Les terriens ont compris depuis longtemps que la beauté est l’expression d’une structure logique, bien adaptée à sa destination. Plus la destination est variée, plus la forme est belle: ces hommes rouges doivent être plus intelligents et plus habiles que nous… Il se peut que leur civilisation tienne du développement de l’homme lui-même, de sa puissance physique et spirituelle, plus que du progrès technique. Même à l’avènement de la société communiste, notre culture restait essentiellement technique, et c’est seulement depuis l’Ere du Travail Général qu’elle s’applique à perfectionner l’homme et non seulement ses machines, ses maisons, sa nourriture et ses divertissements…»
La danse avait cessé. La jeune Peau-Rouge s’avança au milieu de la salle, et le rayon visuel de l’appareil se concentra sur elle. Ses bras ouverts et son visage étaient levés.
Les yeux des terriens suivirent machinalement son regard… La salle n’avait pas de plafond, à moins que ce ne fût un ingénieux, simulacre de ciel semé d’étoiles brillantes. Lesconstellations étrangères n’évoquaient aucune association connue. La jeune fille agita la main gauche, et une bille bleue apparut au bout de son index. Un rayon d’argent en jaillit, tenant lieu de baguette. Le rond de lumière à son extrémité s’arrêtait sur telle ou telle étoile du plafond. Aussitôt le panneau émeraude montrait une image immobile, à grande échelle. Le rayon indicateur se déplaçait lentement, faisant surgir à la même cadence les vues des planètes désertes ou peuplées. Les étendues pierreuses ou sablonneuses brillaient d’un éclat lugubre sous les soleils rouges, bleus, violets, jaunes. Parfois, les rayons d’un astre bizzare, plombé, animaient sur leurs planètes des dômes aplatis et des spirales saturées d’électricité, qui nageaient comme des méduses dans une atmosphère épaisse ou un océan orange. Dans un monde au soleil rouge, croissaient des arbres géants, à l’écorce noire et visqueuse, qui brandissaient d’un air désespéré des milliards de branches torses. D’autres planètes étaient complètement submergées par une mer sombre. D’énormes îles vivantes, animales ou végétales, flottaient partout, remuant dans les eaux calmes leurs innombrables tentacules velus…
— Dans leur voisinage, il n’existe pas de planètes à formes biologiques supérieures, dit soudain Junius Ante, qui ne quittait pas des yeux la carte du ciel inconnu.
— Mais si, répliqua Dar Véter. Par là, ils ont un système stellaire plat, de formation récente, qui appartient à la Galaxie. Or, nous savons que les systèmes plats et sphériques, anciens et nouveaux, alternent fréquemment. En effet, voici du côté d’Eridan un système peuplé d’êtres pensants et qui fait partie de l’Anneau…
— VVR 4955 + MO 3529… etc, intervint Mven Mas, mais pourquoi n’en savent-ils rien?
— Le système a adhéré au Grand Anneau il y a 275 ans, et cette communication est antérieure, répondit Dar Véter.
La jeune fille du monde lointain fit tomber de son doigt la bille bleue et se tourna vers les spectateurs, les bras ouverts, comme pour étreindre quelqu’un. Elle rejeta un peu-la tête et les épaules, comme aurait fait une femme de la Terre dans un élan passionné. Les lèvres entrouvertes murmuraient des paroles inaudibles. Elle se figea dans cette attitude invocatoire, jetant à travers les ténèbres glacées des espaces cosmiques son ardente oraison en faveur de ses frères, hommes des autres mondes.
Et de nouveau sa beauté éblouissante frappa d’admiration les observateurs de la Terre. Elle n’avait pas les traits sévères et. accentués des Peaux-Rouges terrestres. Son visage rond, au nez délicat, à la bouche petite et aux grands yeux bleus, largement écartés, l’apparentait plutôt à nos Scandinaves. Les cheveux noirs, épais et ondulés, n’étaient pas rudes. Toutes les lignes du visage et du corps dénotaient une assurance gaie et légère, le sentiment inconscient d’une grande force.
— Alors, ils ne savent vraiment rien du Grand Anneau? gémit presque Véda Kong, en s’inclinant devant sa magnifique sœur du Cosmos.
— Ils doivent être renseignés à l’heure actuelle, repartit Dar Véter. Car enfin, ce que nous voyons là remonte à trois cents ans…
— Quatre-vingt-huit parsecs, barytonna Mven Mas, quatre-vingt-huit… Tout ceux que nous avons vus sont morts depuis longtemps. Et comme pour confirmer ses paroles, la vision merveilleuse disparut, l’œil vert, indicateur du contact, s’éteignit. La transmission par le Grand Anneau était terminée.
Les spectateurs restèrent un moment figés. Dar Véter fut le premier à reprendre ses esprits. Mordant ses lèvres avec dépit, il se hâta de déplacer la manette grenat. Le débranchement de la colonne d’énergie dirigée s’annonça par un son cuivré qui rappelait aux ingénieurs des stations énergétiques la nécessité de répartir le flux puissant dans ses canaux habituels. Après avoir fait toutes les opérations nécessaires, le directeur des stations externes se retourna vers se compagnons.
Junius Ante, les sourcils levés, maniait des feuillets couverts de signes.
— II faut envoyer sans retard à l’Institut du Ciel Austr l’enregistrement mnémonique de la carte représentée au plafond! dit-il au jeune adjoint de Dar Véter. Celui-ci le regarda, ébahi, comme réveillé en sursaut.
Le grave savant dissimula un sourire: la vision n’avait-elle pas été, en effet, un beau rêve envoyé à travers l’espace trois siècles auparavant?… Un rêve que verraient en toute netteté des milliards d’hommes sur la Terre et dans les cités de la Lune, de Mars et de Vénus.
Dar Véter sourit:
— Vous aviez raison, Mven Mas, quand vous prédisiez un événement extraordinaire. C’est la première fois, depuis huit siècles d’adhésion au Grand Anneau, que nous voyons surgir du fond de l’Univers une planète habitée par des hommes qui sont nos frères non seulement par l’esprit, mais aussi par le corps. Cette découverte me comble de joie! Votre entrée en fonctions débute bien! Les anciens y auraient vu un heureux présage, et nos psychologues auraient dit que c’est un concours de circonstances favorable au travail ultérieur…
Dar Véter se tut à demi-mot: la réaction nerveuse l’avait rendu loquace; or, dans l’Ere du Grand Anneau, la prolixité passait pour un des vices les plus honteux de l’homme.
— Oui, oui! fit distraitement Mven Mas. Junius Ante qui perçut dans sa voix et dans la lenteur de ses gestes une nuance de détachement, dressa l’oreille. Véda Kong effleura du doigt la main de Dar Véter et montra l’Africain d’un signe de tête.
— Serait-il trop impressionnable? se demanda Dar Véter et il regarda fixement son successeur. Cependant Mven Mas qui avait senti la perplexité cachée de ses compagnons, se ressaisit et redevint un spécialiste attentif. L’escalier roulant les monta vers les larges baies et le ciel étoile, aussi lointain qu’il l’avait été au cours des trente millénaires d’existence de l’homme, ou plus exactement de son espèce dite Homo sapiens: homme sage.
Mven Mas et Dar Véter devaient rester à l’observatoire. Véda Kong chuchota à ce dernier qu’elle n’oublierait jamais cette nuit.