— Ma propre personne m’a paru si minable! conclut-elle, dans un rayonnement qui contredisait ses paroles. Dar Véter comprit ce qu’elle entendait par là et secoua la tête.
— Je suis certain, moi, que si la femme rouge vous avait vue, elle aurait été fière de sa sœur… Ma parole, notre Terre vaut bien leur monde!
Et l’amour éclaira son visage.
— Vous êtes partial, cher ami, remarqua-t-elle, souriante. Demandez donc l’avis de Mven Mas!… Elle mit la main sur ses yeux d’un geste badin et disparut derrière la courbe du mur…
Lorsque Mven Mas fut enfin seul, l’aube pointait. Un jour grisâtre se répandait dans l’air frais et serein, la mer et le ciel étaient d’une limipidité de cristal, argentée pour l’une, nuancée de rosé pour l’autre.
L’Africain s’attardait sur le balcon à examiner les contours des bâtiments.
A quelque distance, sur un plateau assez bas, s’élevait un arc immense en aluminium, barré de neuf faisceaux de tubes, en aluminium également, dont les intervalles étaient remplis par des vitres en matières plastiques opalines et blanc d’argent. C’était le siège du Conseil d’Astronautique. Devant l’édifice, s’érigeait un monument aux premiers hommes qui avaient pénétré dans les espaces du Cosmos: un escarpement entouré de nuages et de tourbillons et surmonté d’un astronef de modèle ancien, fusée pisciforme dont la tête effilée visait les hauteurs encore inaccessibles. Autour du soubassement, s’enroulait une chaîne de personnages en métal — pilotes de fusées, physiciens, astronomes, biologistes, romanciers à l’imagination hardie — qui grimpaient au prix d’efforts surhumains en se soutenant les uns les autres… L’aurore rougissait déjà les flancs de l’astronef et les silhouettes ajourées des bâtiments, mais Mven Mas arpentait toujours le balcon à grands pas. Il n’avait jamais été si bouleversé. Eduqué selon les règles de l’Ere du Grand Anneau, il avait subi une rude trempe physique et accompli avec succès ses exploits d’Hercule. C’est ainsi qu’on appelait, en souvenir des beaux mythes de l’Hellade, les tâches difficiles exécutées par chaque jeune homme à la fin des études scolaires. S’il y réussissait bien, il était jugé digne de recevoir une instruction supérieure.
Mven Mas avait assuré le ravitaillement en eau d’une mine du Tibet occidental, restauré la forêt d’araucarias sur le plateau de Nahebt en Amérique du Sud, et fait la chasse aux requins qui avaient reparu près de l’Australie. Son expérience de la vie, ses origines et ses capacités remarquables lui avaient permis de consacrer des années à l’étude et de se préparer à une activité difficile et responsable. Or, voici que dès la première heure de son noi eau travail, la rencontre d’un monde apparenté à la Terre avait bouleversé son âme. Il sentait avec inquiétude s’ouvrir en lui un gouffre auprès duquel il avait marché toute sa vie sans s’en douter. Comme il souhaitait revoir la planète de l’étoile Epsilon du Toucan, ce monde qui semblait sorti des plus beaux contes de l’humanité terrestre! Il ne pouvait oublier la jeune fille à la peau rouge, l’appel de ses bras tendus, de ses jolies lèvres entrouvertes!…
La distance infranchissable de deux cent quatre-vingt-dix années-lumière, qui le séparait du monde merveilleux, loin d’affaiblir son désir ardent, ne faisait que l’intensifier.
Dans son âme, il était né quelque chose qui vivait par soi-même, rebelle au contrôle de la volonté et de la raison. Dans son existence studieuse et presque ascétique, il n’avait pas connu l’amour et jamais éprouvé cette agitation, cette joie que lui causait la vision parvenue aujourd’hui à travers le champ démesuré de l’espace et du temps!
CHAPITRE III
PRISONNIERS DES TENEBRES
Sur les colonnes orangées des indicateurs d’anaméson, les grosses aiguilles noires étaient à zéro. L’astronef ne s’écartait toujours pas de l’étoile de fer, il fonçait vers le corps sinistre, invisible à l’œil humain.
L’astronavigateur aida Erg Noor, tremblant d’effort et de faiblesse, à s’asseoir devant la machine à calculer. Les moteurs planétaires, débranchés du pilote automatique, s’étaient tus.
— Ingrid, qu’est-ce qu’une étoile de fer? demanda à voix basse Key Baer, qui était resté tout le temps immobile derrière l’astronome.
— Une étoile invisible, de classe spectrale T, éteinte, mais incomplètement refroidie ou pas encore rallumée. Elle émet des ondes longues de la partie thermique du spectre; sa lumière infrarouge, noire pour nous, n’est visible qu’à travers l’inverseur électronique[13]. Une chouette, qui voit les rayons thermiques infrarouges, aurait pu la discerner.
— Pourquoi l’appelle-t-on étoile de fer?
— Parce que son spectre en contient beaucoup et que ce métal doit abonder dans la composition de l’astre. C’est pourquoi, si l’étoile est grande, sa masse et son champ de gravitation sont énormes… je crains que ce ne soit justement le cas…
— Qu’allons-nous devenir?
— Je ne sais. Tu vois bien, nous n’avons plus de carburant. Mais nous continuons à voler droit sur l’étoile. Il faut réduire la vitesse de la Tantra à un millième de l’unité absolue, pour pouvoir dévier suffisamment. Si on manque aussi de carburant planétaire, le vaisseau se rapprochera toujours de l’astre et finira par tomber. Ingrid eut un haut-le-corps, et Baer caressa doucement son bras nu frissonnant.
Le chef de l’expédition passa au tableau de bord et s’absorba dans l’examen des appareils. Tout le monde se taisait, n’osant respirer; Niza Krit, qui venait de se réveiller, gardait aussi le silence, car elle avait compris la gravité de la situation. Le carburant ne pouvait suffire qu’au ralentissement, et en perdant de la vitesse le vaisseau aurait de plus en plus de peine à surmonter, sans moteurs, l’attraction tenace de l’étoile de fer. Si la Tantra ne s’en était pas rapprochée à ce point et que Lin eût réalisé à temps… Mais à quoi bon revenir là-dessus!
Au bout de trois heures environ, Erg Noor se décida. La Tantra frémit sous les coups puissants des moteurs planétaires. L’astronef ralentit. Une heure s’écoula, puis deux, trois, quatre… Imperceptible mouvement du chef, horrible malaise de tout l’équipage… L’astre brun, lugubre, disparut d’un réflecteur pour surgir dans l’autre. Les chaînes invisibles de l’attraction continuaient à lier le vaisseau et se manifestaient dans les appareils. Deux yeux rouges s’allumèrent au-dessus d’Erg Noor. D’une violente traction des manettes, il arrêta les moteurs.
— Sauvés! murmura Pel Lin soulagé. Le chef reporta lentement les yeux sur lui.
— Ce n’est pas dit! Il reste tout juste assez de carburant pour la révolution orbitale et l’atterrissage.
— Que faire alors?
— Attendre! J’ai dévié légèrement le vaisseau, mais nous passons trop près. La lutte se déroule entre l’attraction de l’étoile et la vitesse réduite de la Tantra. Elle vole à présent comme une fusée lunaire et, si elle réussit à s’éloigner, nous irons vers le Soleil et pourrons appeler. Il est vrai que cela allongera sensiblement le voyage. "ÏSTous lancerons l’appel dans une trentaine d’années, et l’aide viendra huit ans après…
— Trente-huit ans! chuchota Baer à l’oreille d’Ingrid. Elle le tira vivement par la manche et se détourna.
Erg Noor se renversa dans son fauteuil et laissa tomber les mains sur les genoux. Les gens se taisaient, les appareils chantonnaient discrètement. Une mélodie étrangère, discordante et, de ce fait, chargée de menace, se mêlait aux sons des appareils de bord. C’était l’appel presque palpable de l’étoile de fer, la force vive de sa masse noire, qui poursuivait l’astronef épuisé.
13