— D’accord! s’écria Kart San, mais à condition que le terme de monde comprenne le principaclass="underline" le monde intérieur de l’homme, ses émotions. L’art doit nous éduquer, compte tenu de toutes les contradictions…
Evda Nal posa sur la main de Dar Véter la sienne, ferme et tiède.
— A quel rêve avez-vous renoncé aujourd’hui?
II songea d’abord à nier, puis il s’avisa qu’avec Evda c’était impossible et feignit de s’intéresser vivement aux propos du peintre.
— Ceux d’entre vous, poursuivit ce dernier, qui ont vu les œuvres d’art populaire de l’antiquité — films de cinéma, enregistrements de représentations théâtrales, de salons de peinture — apprécient, par comparaison, le fini, la distinction, la sobriété des spectacles et des tableaux modernes… Sans parler des époques de décadence!
— Il est intelligent, mais prolixe, chuchota Véda Kong. — Un peintre a du mal à rendre par des paroles ou des formules les phénomènes qu’il voit et choisit dans son entourage, expliqua Tchara Nandi, et Evda Nal approuva de la tête.
— Voici mon idéal, continua Kart San: recueillir et assembler en une seule image les grains purs de la belle authenticité des sentiments, des formes et des couleurs, épars dans différents individus. Reconstituer les types anciens, dans l’expression supérieure de la beauté de chaque race antique, dont le croisement a formé l’humanité contemporaine. C’est ainsi que la Fille de Gondvana est l’union avec la nature, la connaissance subconsciente du rapport des choses et des faits, une psychologie encore toute pénétrée d’instincts… Quant à la Fille de Thêtis, ce sont des sentiments évolués, d’une ampleur intrépide et d’une diversité infinie. loi, l’union avec la nature n’est plus instinctive, mais émotive. Elle incarne à mes yeux la force d’Eros. Les grandes civilisations de l’antiquité méditerranéenne — Cretoise, étrusque, hellénique, préindienne — ont engendré le type humain qui, seul, a pu créer cette culture issue du matriarcat. Quelle chance j’ai eu de rencontrer Tchara: elle allie par hasard les traits et l’hérédité des Egéens et des peuples plus récents.de l’Inde Centrale…
Véda sourit, heureuse d’avoir deviné juste, et Dar Véter lui chuchota qu’il serait difficile de trouver un meilleur modèle.
— Si la Fille de la Méditerranée me réussit, je ne manquerai pas d’exécuter la troisième partie de mon projet: une femme nordique aux cheveux dorés ou châtain clair, aux yeux calmes et limpides. Grande, un peu lente d’allures, le regard attentif, elle ressemble aux femmes anciennes du peuple russe, Scandinave ou anglais. Ce n’est qu’ensuite que je pourrai créer le type de la femme actuelle, synthèse des meilleurs caractères de ses trois ancêtres….:..
— Pourquoi seulement des filles, et pas de fils? s’enquit Véda avec un sourire énigmatique.
— Est-il nécessaire de spécifier que le beau est toujours plus accompli dans la femme, plus affiné par les lois physiologiques…. repartit le peintre en fronçant les sourcils.
— Quand vous en serez à votre Fille du Nord, regardez bien Véda Kong, conseilla Evda Nal. Il me semble que c’est…
Le peintre.se leva en.sursaut.
— Comme si je ne voyais pas! Je lutte pour empêcher cette image de me pénétrer dès maintenant, alors que je suis plein de l’autre. Mais Véda…
— Rêve de musique, dit-elle en rougissant légèrement. Dommage que ce soit un piano solaire, qui né marche pas la nuit!
— Il est actionné au moyen de semi-conducteurs qui canalisent la. lumière du Soleil? demanda Ren Boz penché pardessus le bras du fauteuil. Je pourrais peut-être… l’adapter aux courants du poste de radio.
— Ce serait long? fit Véda, réjouie. — Une heure au moins.
— Pas là peine.: Dans une heure, on transmettra les nouvelles du réseau universel, il faut voir et entendre ça. Tout à notre travail, nous n’avons pas branché le poste depuis deux jours.
— Alors, chantez, Véda, pria Dar Véter. Kart San a un instrument à cordes des Siècles Sombres de la société féodale…
— Une guitare, souffla Tchara Nandi.
— Qui m’accompagnera? Je vais essayer moi-même…
— Je sais jouer, moi. Tchara offrit d’aller chercher la guitare à l’atelier.
— Courons-y ensemble, proposa Frit Don.
Tchara rejeta d’un geste espiègle la masse noire de sa chevelure. Cherlis tourna un levier et fit coulisser la paroi latérale de la véranda, découvrant la vue du bord oriental du golfe. Frit Don se sauva à grandes enjambées. Tchara courait, la tête en arrière. Elle se laissa bientôt distancer, mais ils atteignirent l’atelier en même temps, plongèrent dans l’entrée noire, et l’instant d’après ils galopaient de nouveau au clair de lune, le long de la mer, rivalisant de vitesse. Frit Don parvint le premier à la véranda, mais Tchara bondit par l’ouverture et se trouva à l’intérieur avant lui.
Véda, saisie d’admiration, frappa ses mains l’une contre l’autre.
— Dire que Frit Don est champion d’athlétisme!
— Et Tchara Nandi a fait l’école supérieure de danse, facultés ancienne et moderne, répliqua Kart San sur le même ton.
— Véda et moi avons aussi appris la danse, mais à l’école élémentaire, soupira Evda Nal.
— Comme tout le monde, remarqua le peintre taquin.
…Tchara pinçait lentement les cordes, en tenant levé son petit menton volontaire. La guitare rendait des sons graves et doux. La voix claire de la jeune femme monta, nostalgique, fascinante. Elle chantait un air triste, venu dernièrement de la zone Sud. Le contralto de Véda entra dans la mélodie et devint la trame du duo. Le contraste des chanteuses s’harmonisait à la perfection. Dar Véter reportait les yeux de l’une à l’autre et ne savait laquelle des deux était la plus embellie: Véda, accoudée au poste de radio, la tête penchée sous le poids des cheveux blonds, argentés par la lune… ou Tchara, inclinée en avant, la guitare sur ses genoux ronds, le visage si bronzé que les dents et le blanc des yeux y brillaient d’un éclat extraordinaire.
La romance était finie. Tchara effleurait les cordes avec hésitation. Et voici que Dar Véter serra la mâchoire: il entendait la chanson qui l’avait naguère éloigné de Véda et qui était maintenant douloureuse pour elle.
Les accords se suivaient par saccades, se couraient après et s’éteignaient avant de s’être confondus. La mélodie se déroulait par syncopes, ainsi que des vagues qui assaillent la grève, se répandent un instant sur le sable et refluent l’une après l’autre dans la mer sans fond. Tchara ne se doutait de rien: sa voix sonore évoquait l’amour envolé à travers les espaces glacés, d’étoile en étoile, à la recherche des héros partis explorer le Cosmos… Il ne reviendra plus, tant pis! Mais qu’on puisse au moins le retrouver un instant, dans l’infini, le réconforter d’une prière, d’une tendre pensée, d’un salut affectueux!
Véda se taisait. Tchara, inquiète, s’interrompit au milieu d’une phrase, se leva d’un bond, jeta la guitare au peintre et s’approcha de la femme blonde, l’air penaud.
Véda sourit:
— Dansez pour moi, Tchara!
Celle-ci fit un signe d’assentiment, mais Frit Don protesta.
— On dansera tantôt. C’est l’heure de la transmission. Sur le toit de l’édifice, un télescope dressa son long tube terminé par deux plaques en croix et un cercle métallique où saillaient huit hémisphères. Les puissants accords des informations universelles remplirent la pièce.
— Nous continuons à commenter le projet présenté par l’Académie des Emissions Dirigées: le remplacement de l’alphabet linéaire par l’enregistrement électronique, dit la voix d’un homme dont l’image était apparue sur l’écran. Le projet n’est pas approuvé à l’unanimité. L’objection principale est la complexité des appareils de lecture. Le livre n’est plus l’ami, le compagnon fidèle de l’homme. Si avantageux qu’il soit en apparence, le projet sera refusé!