Des arbres à pain, à baies, à noix, portant des milliers de variétés de fruits et donnant jusqu’à un quintal de masse nutritive par pied… D’immenses vergers dont la superficie mesurait des centaines de millions d’hectares, entouraient la Terre d’une ceinture double, vraie ceinture de Gérés, déesse mythologique de la fécondité. A l’intérieur se trouvait la zone équatoriale, océan de forêts humides, qui fournissait à la planète le bois blanc, noir, violet, rosé, doré, gris à reflets soyeux, dur comme l’ivoire ou tendre comme la pulpe d’une pomme, lourd comme la pierre ou léger comme le liège. On obtenait là quantité de résines diverses, moins chères que les synthétiques et possédant de précieuses qualités industrielles ou médicinales.
Les cimes des géants sylvestres parvenaient au niveau de la Voie: la mer verte bruissait maintenant de tous côtés. Dans les tréfonds ombreux, au milieu de charmantes clairières, se dissimulaient des maisons sur pilotis métalliques et des machines en forme d’araignées monstrueuses, qui réussissaient à transformer ces fourrés de quatre-vingts mètres de haut en piles régulières de troncs et de planches.
Les célèbres montagnes de l’Equateur se montrèrent à gauche. Sur l’une d’elles, le Kenya, il y avait un poste de transmission du Grand Anneau. Là forêt refluait devant un plateau rocheux. Des constructions cubiques bleu ciel se dressèrent dans le voisinage.
Le train s’arrêta et Dar Véter descendit à la gare de l’Equateur, dont le vaste quai était dallé de verre glauque. Près de la passerelle qui dominait les cimes plates des cèdres bleutés, s’érigeait une pyramide en aplite[29] blanche du fleuve Loualaba. Son sommet tronqué supportait la statue d’un homme en combinaison de travail de l’Ere de l’Unification. Il levait de sa main gauche vers le ciel pâle de l’Equateur un globe étincelant, muni de quatre antennes d’émission. Le corps rejeté en arrière, comme pour lancer le globe dans le ciel, exprimait l’effort exalté que semblaient lui communiquer les personnages en costumes étranges, groupés autour du piédestal. C’était un monument aux constructeurs des premiers satellites de la Terre, qui accomplissaient des miracles d’ingéniosité et de labeur. Le duvet argenté des leucodendrons d’Afrique encadrait la pyramide lisse comme la porcelaine, qui réverbérait l’éclat aveuglant du soleil. Dar Véter regardait toujours avec émotion les visages de ces statues. Il savait que les hommes qui avaient construit les premiers satellites et atteint le seuil du Cosmos étaient des Russes, ses admirables ancêtres qui avaient entrepris l’édification de la société nouvelle et la conquête du Cosmos… Cette fois encore, il se dirigea vers le monument, pour examiner les traits des héros d’autrefois en les comparant à ses contemporains et à lui-même. Deux silhouettes sveltes sortirent de sous les arbres, s’immobilisèrent, puis l’un des jeunes gens s’élança vers le voyageur. Mettant son bras sur l’épaule massive de Dar Véter, il examina à la dérobée les traits familiers du visage énergique: nez prononcé, menton volontaire, lèvres égayées d’un sourire inattendu qui contrastait avec l’expression grave des yeux d’acier sous les sourcils joints…
Dar Véter regarda, d’un air approbateur le fils de l’homme illustre qui avait bâti des stations dans le système planétaire du Centaure et qui présidait depuis plus de quatre triennats le Conseil d’Astronautique. Grom Orm devait avoir au moins cent trente ans, trois fois plus que Dar Véter, tandis que son fils était presque un enfant.
Dis Ken appela son camarade, un gars aux cheveux noirs.
— Tor An, mon meilleur ami, le fils du compositeur Zig Zor.
— Nous travaillons tous deux dans les marais, poursuivit Dis, nous voulons faire nos exploits ensemble et ne jamais nous séparer.
— Tu t’intéresses toujours à la cybernétique de l’hérédité? s’enquit Dar Véter.
— Oh, oui! Tor, qui est musicien comme son père, a fait de mon goût une passion. Lui et son amie… ils veulent se consacrer au domaine où la musique aide à comprendre l’évolution de l’organisme vivant, c’est-à-dire étudier la symphonie de sa structure.
— C’est plutôt vague, remarqua Dar Véter, les sourcils froncés.
— Je ne suis pas encore très fort, avoua Dis, confus. Peut-être que Tor saura mieux s’expliquer.
L’autre jeune homme rougit, mais soutint le regard scrutateur de Véter.
— Dis parle des rythmes de l’hérédité. L’organisme vivant, issu de la cellule maternelle, s’enrichit d’accords moléculaires. La spirale paire initiale se développe dans un plan analogue au développement de la symphonie musicale, autrement dit au fonctionnement logique de la machine à calculer électronique…
— Tiens! fit Dar Véter avec un étonnement outré. Mais alors, vous réduisez toute l’évolution de la matière organique et inorganique à une sorte de symphonie colossale?…
— Dont le plan et le rythme intérieur obéissent aux lois fondamentales de la physique. Il suffit de comprendre le programme et l’origine de ce mécanisme lyrico-cybernétique, affirma Tor An d’un ton péremptoire.
— Qui a trouvé ça?
— Mon père Zig Zor. Il vient de publier sa treizième symphonie cosmique en fa mineur, de tonalité chromatique 4,75 mu.
— Je l’écouterai sans faute! J’aime la couleur bleue… Maïs vos projets immédiats sont les travaux d’Hercule. Vous connaissez les sujets?
— Les six premiers seulement.
— Bien sûr, les six autres sont donnés après l’exécution des précédents.
— Nettoyer et rendre visitable le niveau inférieur de la grotte de Kon-i-Gout en Asie Centrale, commença Tor An.
— Tracer une route jusqu’au lac Mental, à travers la crête aiguë de la montagne, enchaîna Dis Ken, rénover le verger d’arbres à pain en Argentine, déceler la cause de l’apparition de grandes pieuvres dans la région de l’exhaussement récent qui s’est produit près de la Trinité…
— Et les exterminer!
— Cela fait cinq. Et le sixième? Les deux gars hésitèrent.
— On nous a reconnu à tous les deux des dispositions musicales, déclara Dis Ken en rougissant, et… on nous charge de nous documenter sur les danses anciennes de l’île de Bali, d’en reconstituer la musique et la chorégraphie…
— Vous allez donc choisir des danseuses et créer une troupe? précisa Dar Véter en riant.
— Oui, avoua Tor An, les yeux baissés.
— Pas mal! Mais c’est là une tâche collective, de même que la route du lac?
— Oh, nous avons une bonne équipe. Seulement… ils voudraient, eux aussi, vous avoir pour mentor. Ce serait épatant!
Dar Véter mit en doute ses aptitudes quant à la sixième entreprise. Mais les gars, réjouis et sautillants, l’assurèrent que Zig Zor «en personne» avait promis d’en assumer la direction.
— Dans un an et quatre mois, je trouverai de là besogne en Asie Centrale, annonça Dar Véter en admirant les frimousses rayonnantes.
— Quelle veine que vous ne soyez plus directeur des stations, s’écria Dis Ken. Je n’espérais pas travailler avec un mentor pareil!…
Le garçon s’empourpra au point que la sueur perla sur son front, et Tor s’écarta de lui d’un air choqué. Dar Véter se hâta de venir au secours du gaffeur.