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— Oui! Je suis comme une chanson envolée ou l’exilée d’un monde disparu, qui n’a pour se consoler que l’admiration d’une jeunesse naïve… Je ne crée rien qui porte l’empreinte de la pensée…

— Mais vous impressionnez les âmes humaines, ce qui est mieux!

— C’est trop immatériel et éphémère…. je parle pour moi!

— Vous n’avez jamais aimé, Tchara?

La jeune fille baissa les cils et releva le menton.

— Cela se voit donc? questionna-t-elle à son tour. Evda Nal hocha la tête.

— Par amour j’entends un très grand sentiment, dont ne sont capables que les gens comme vous…

— Bien sûr, à défaut d’intellectualité, il me reste la richesse de la vie émotive…

— Le raisonnement est juste en principe, mais vous êtes, à mon avis, si douée du côté émotif, que le reste n’est pas forcément pauvre, quoiqu’il soit évidemment plus faible, en vertu de la loi naturelle des contradictions… Mais nous discutons dans l’abstrait, alors que j’ai à vous parler d’une affaire urgente, qui se rapporte directement au sujet. Mven Mas… La jeune fille tressaillit et Evda la sentit se renfermer. Elle prit Tchara par le bras et l’emmena dans une abside latérale dont le lambris de bois sombre rehaussait le bariolage bleu et or des larges vitraux.

— Chère Tchara, vous êtes une fleur terrestre éprise de lumière et transplantée sur une planète d’étoile double. Deux soleils, l’un bleu, l’autre rouge, brillent dans le ciel, et la fleur ne sait vers lequel se tourner. Mais vous qui êtes la fille du soleil rouge, pourquoi vous attacheriez-vous au soleil bleu?

Evda Nal attira tendrement la jeune fille qui se pressa soudain contre son épaule. La doctoresse caressait d’un geste maternel les cheveux abondants et un peu rudes, en songeant que des millénaires d’éducation avaient remplacé les joies égoïstes de l’individu par les joies plus grandes de la collectivité. Mais qu’on était encore loin de vaincre la solitude de l’âme, surtout d’une âme aussi complexe, riche de sentiments et d’impressions, nourrie par un tempérament sanguin… Elle dit à haute voix:

— Mven Mas… vous savez ce qui lui est arrivé?

— Bien sûr, toute la Terre commente son essai malheureux!

— Et qu’en pensez-vous?

— Il a raison!

— C’est mon avis. Aussi faut-il le sortir de l’île de l’Oubli. La réunion annuelle du Conseil d’Astronautique aura lieu dans un mois. On jugera son cas et on soumettra la sentence à la sanction du Contrôle d’Honneur et de Droit qui surveille le destin de tout habitant de la Terre. J’ai l’espoir bien fondé que la condamnation sera bénigne, mais il faut que Mven Mas soit ici. Il ne convient pas à un homme aussi émotif de s’éterniser dans l’île de l’Oubli, surtout dans la solitude!

— Suis-je assez vieux jeu pour faire dépendre mes projets des intentions d’un homme… même s’il m’est cher?

— Là, là, mon enfant. Je vous ai vus ensemble et je sais que vous êtes pour lui… ce qu’il est pour vous. Ne lui tenez pas rigueur d’être parti sans vous avoir revue. Imaginez ce que c’est pour un homme aussi fier de se présenter à sa bien-aimée — car enfin, vous l’êtes, Tchara! — sous l’aspect d’un pauvre vaincu traduit en justice et menacé d’exil? Comment aurait-il comparu devant vous qui êtes un ornement du Grand Monde?

— Il ne s’agit pas de cela, Evda. A-t-il besoin de moi, fatigué et brisé comme il l’est… Je crains qu’il ne manque de forces pour une grande envolée, non plus d’intelligence, mais de sentiment… pour l’amour actif dont je nous crois capables tous les deux… Ce serait alors une nouvelle perte de confiance en lui-même, et il ne supporterait pas d’être en désaccord avec la vie! J’ai pensé qu’il vaudrait mieux être en ce moment… dans le désert de l’Atacama!

— Vous avez raison, Tchara, mais seulement d’un point de vue. Il y a aussi la solitude et l’excès de scrupules d’un homme passionné qui n’a plus de soutien, puisqu’il a quitté notre monde. J’y serais allée moi-même… mais j’ai Ren Boz dont l’état grave réclame ma présence. Dar Véter, lui, va reconstruire le satellite: c’est son aide à Mven Mas. Je ne me tromperai pas en vous disant d’aller rejoindre Mven sans rien exiger de lui: ni projets d’avenir, ni amour, ni même un regard affectueux… Assistez-le, faites-le revenir sur sa décision farouche et rendez-le-nous. Vous le pouvez, Tchara! Irez-vous?

La jeune fille, haletante, leva sur sa compagne des yeux candides, mouillés de larmes.

— Aujourd’hui même!

Evda Nal l’embrassa de tout cœur.

— C’est cela, le temps presse. Nous prendrons ensemble la Voie Spirale jusqu’à l’Asie Mineure. Ren Boz est en traitement au sanatorium chirurgical de l’île de Rhodes, et vous, je vous enverrai à Déir ez Zor, aéroport des spiroptères sanitaires pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande. J’envie le plaisir qu’aura le pilote de transporter au point voulu Tchara la danseuse et non la biologiste, hélas…

Le chef du train 116/7c invita Evda Nal et sa compagne au poste central de commande. Un corridor en silicolle passait sur les toits des immenses wagons. Les employés de service y circulaient d’un bout à l’autre du convoi, surveillant les appareils qui indiquaient la température des essieux, la tension des ressorts et du châssis de chaque voiture. Les compteurs d’atomes marqués contrôlaient le graissage et les freins. Les deux femmes montèrent l’escalier en colimaçon, traversèrent le corridor supérieur et atteignirent une vaste cabine en surplomb à l’avant du wagon de tête. Dans cet ellipsoïde de cristal, à sept mètres au-dessus de la voie, deux machinistes étaient assis de part et d’autre de la haute cloche pyramidale du robot conducteur électronique. Les écrans paraboloïdaux des téléviseurs permettaient de voir tout ce qui se passait alentour. L’antenne tremblotante de l’avertisseur signalait l’apparition d’un obstacle à cinquante kilomètres, bien que la chose ne pût se produire que dans des circonstances exceptionnelles. Evda Nal et Tchara avaient pris place sur un divan, contre la cloison postérieure de la cabine, à un demi-mètre au-dessus des sièges des mécaniciens. Elles se laissaient hypnotiser par le chemin qui filait à leur rencontre. La voie géante fendait les crêtes des montagnes, franchissait les plaines sur des remblais colossaux, traversait les détroits et les golfes sur des estacades basses.

La vitesse de deux cents kilomètres à l’heure changeait les arbres des talus en nappes continues, rougeâtres, couleur de malachite ou vert sombre, selon les essences: pins, eucalyptus, oliviers… La mer calme de l’Archipel, qui s’étendait des deux côtés de l’estacade, se ridait au souffle du vent soulevé par les wagons immenses. Les ondes se propageaient en éventail, obscurcissant la transparence bleue de l’eau…

Les deux femmes regardaient autour d’elles en silence, pensives, préoccupées. Quatre heures s’écoulèrent ainsi. Elles en passèrent quatre autres dans les fauteuils moelleux du salon de l’étage, parmi les voyageurs, et se quittèrent à la gare, sur la côte occidentale de l’Asie Mineure. Evda prit l’électrobus qui l’emmena au port, tandis que Tchara continuait son chemin jusqu’à la station du Taurus Oriental, d’où partait la première branche sud. Deux heures plus tard, elle était dans une plaine torride dont l’air sec vibrait de chaleur. C’était là, au bord de l’ancien désert de Syrie, que se trouvait Déir ez Zor, aéroport de spiroptères dangereux pour les lieux habités. Tchara Nandi ne devait jamais oublier les longues heures d’attente à Déir ez Zor. Elle méditait sans cesse ses actes et ses paroles en prévision de sa rencontre avec Mven Mas; elle faisait des projets de recherches dans l’île de l’Oubli, où tout s’effaçait dans la succession monotone des jours.