L’Africain eut un geste de protestation:
— A quoi bon ces vaines paroles? Vous ne les prononciez pourtant pas dans l’autre monde, et vos actions bien que criminelles, étaient alors motivées par une grande idée. Et ici, qu’est-ce qui vous fait agir? ’
— Moi-même, et rien que moi! proféra Bet Lon entre ses dents, l’air dédaigneux. J’ai assez tenu compte des autres, des intérêts communs. C’est sans importance, je m’en suis convaincu. Des sages de l’antiquité le savaient déjà…
— Vous n’avez jamais pensé aux autres, interrompit l’Africain. Esclave de vos passions, vous voilà devenu une brute, un fourbe, presque un animal!
Bet Lon était sur le point de se jeter sur Mven Mas, mais il se maîtrisa.
— Convient-il à un homme du Grand Monde de mentir? Je n’ai jamais été un fourbe!
— Et eux? Mven Mas montra les deux jeunes gens qui écoutaient, perplexes. Où les menez-vous? Sous les balles nai-cotiques du détachement sanitaire? Vous devez bien comprendre que la suprématie illusoire, fondée sur la violence, conduit à l’abîme de l’infamie et de la mort.
— Je ne les ai pas trompés. Ce sont eux qui l’ont voulu!
— Vous avez usé de votre grande intelligence et de votre volonté pour exploiter le côté faible de l’âme humaine, qui a joué un rôle si fatal dans l’histoire: l’instinct de soumission, la tendance à se décharger de sa responsabilité sur quelqu’un de plus fort, le besoin d’obéir aveuglément et d’imputer sa propre ignorance, sa paresse, sa veulerie à un dieu, à une idée, à un chef militaire ou politique. Est-ce là l’obéissance raisonnable à l’éducateur de notre monde! Vous voudriez, comme les tyrans d’autrefois, vous entourer de serviteurs fidèles, c’est-à-dire de robots humains…
— Suffit, vous parlez trop!
— Je sais que vous avez trop perdu et je veux…
— Moi, je ne veux pas! Otez-vous de mon chemin! Mven Mas ne broncha pas. La tête penchée, il défiait Bet Lon, sentant tressaillir contre son dos l’épaule d’Onar. Et ce tremblement l’exaspérait bien plus que les coups reçus.
L’ex-mathématicien, immobile, regardait les yeux noirs de l’Africain qui flamboyaient de colère.
— Allez! exhala-t-il, en quattant le sentier et faisant signe à ses acolytes de s’écarter. Mven Mas reprit Onar par la main et l’emmena, suivi du regard haineux de Bet Lon.
Au tournant du sentier, Mven Mas s’arrêta si brusquement qu’Onar heurta son dos.
— Bet Lon, revenons ensemble dans le Grand Monde!
Le mathématicien retrouva son rire insouciant, mais l’oreille fine de l’Africain perçut dans cette bravade une pointe d’amertume.
— Qui êtes-vous pour me proposer cela? Savez-vous…
— Oui, je sais. Moi aussi, j’ai fait une expérience interdite, qui a coûté la vie à plusieurs personnes… Nos voies d’investigation étaient voisines et vous… vous, moi et d’autres sommes à la veille de la victoire f Vous êtes un homme utile à l’humanité, mais pas dans cet état…
Bet Lon s’approcha, les yeux à terre, puis il fit soudain volte-face et jeta par-dessus l’épaule un refus brutal. Mven Mas s’éloigna par le sentier, sans mot dire.
Il restait une dizairîe de kilomètres jusqu’à la cité n° 5.
Ayant appris que la jeune fille était seule au monde, il lui conseilla de déménager dans une localité maritime de la côte orientale, pour ne plus rencontrer son persécuteur. L’ancien savant devenait un despote dans la vie paisible et retirée des éleveurs montagnards. Pour prévenir le danger, Mven Mas décida de demander tout de suite aux autorités de surveiller ces trois hommes. Mven Mas prit congé d’Onar à l’entrée de la cité. La jeune fille lui apprit qu’on avait récemment découvert, dans les bois de la montagne en forme de dôme, des tigres échappés de la réserve ou demeurés depuis des temps immémoriaux dans les fourrés impénétrables qui entouraient le plus haut sommet de l’île. Lui saisissant la main, elle le pria d’être prudent et de ne pas traverser les montagnes la nuit. Mven Mas rebroussa chemin d’un pas pressé. Il réfléchissait à ce qui venait de se passer et revoyait le dernier regard de la jeune fille, empreint d’inquiétude et d’un dévouement qu’on rencontrait rarement, même dans le Grand Monde.
Il songea pour la première fois aux véritables héros du passé, restés bons et courageux dans un enfer d’humiliations, de haines et de souffrances physiques; il se dit que la vie d’autrefois qui paraissait si dure aux hommes actuels, contenait, elle aussi, du bonheur, de l’espoir, de l’activité, parfois même plus intense qu’à l’époque superbe du Grand Anneau. Mven Mas évoqua presque avec irritation les théoriciens de ce temps-là, qui se fondaient sur la lenteur mal comprise de la transformation des espèces et prédisaient que l’humanité ne serait pas meilleure dans un million d’années.
S’ils avaient mieux aimé les hommes et connu la dialectique de l’évolution, cette ineptie ne leur serait jamais venue à l’esprit.
Le couchant teintait le rideau de nuages derrière la cime ronde de la haute montagne. Mven Mas plongea dans la rivière et y lava la boue et le sang du combat…
Rafraîchi par le bain et tout à fait, calmé, il s’assit sur une pierre plate pour se sécher et se reposer. N’ayant pas réussi à atteindre la cité avant la tombée de la nuit, il comptait franchir la montagne au lever de la lune. Tandis qu’il contemplait d’un œil pensif l’eau qui bouillonnait sur les rochers, l’Africain sentit subitement un regard posé sur lui, mais ne vit personne. La sensation désagréable d’être épié persista pendant la traversée du torrent et au début de la montée.
Mven Mas marchait rapidement sur la route tassée par les chariots, qui sillonnait le plateau de mille huit cents mètres d’altitude, escaladant les gradins successifs pour franchir un contrefort boisé et gagner la cité par un raccourci. Le mince croissant de la nouvelle lune ne pouvait éclairer le chemin pendant plus d’une heure et demie. Mven Mas se hâtait, prévoyant qu’il serait très difficile de grimper dans la nuit noire. Les arbres rabougris et espacés projetaient de longues ombres qui zébraient le sol sec, blanchi par la lune. L’Africain cheminait en réfléchissant, les yeux à terre pour ne pas buter contre une racine.
Un grondement sinistre, au ras du sol, retentit à droite, où la pente du contrefort s’adoucissait en se perdant dans l’ombre profonde. Un rugissement étouffé lui répondit dans le bois, parmi les taches et les raies du clair de lune. On sentait dans ces voix une force qui pénétrait l’âme et réveillait en elle l’affolement de la victime choisie par l’invincible carnassier. En réaction à cette terreur primitive, l’Africain éprouva la passion ancestrale de la lutte, héritage d’innombrables générations de héros anonymes qui avaient affirmé le droit du genre humain à la vie parmi les mammouths, les lions, les ours géants, les aurochs furieux et les impitoyables meutes de loups, dans les jours de chasse exténuante et les nuits de défense opiniâtre…
Mven Mas s’arrêta, regardant autour de lui, le souffle en suspens. Rien ne bougeait dans le silence nocturne, mais dès qu’il eut fait quelques pas sur le sentier, il ne douta plus d’être suivi. Les tigres… Le récit d’Onar serait-il vrai?
L’Africain se mit à courir tout en réfléchissant à ce qu’il allait faire quand les fauves, il y en avait apparemment deux, l’attaqueraient.
Il eût été absurde de se réfugier dans les grands arbres où le tigre grimpe mieux que l’homme… Combattre, mais avec quoi? Il n’y avait là que des pierres… Pas moyen même de casser une de ces branches, dures comme l’acier, pour s’en faire un gourdin… Et lorsque le rugissement s’éleva tout près, Mven Mas se vit perdu. Les branches étalées au-dessus de la sente poussiéreuse l’oppressaient: il voulait puiser le courage des instants suprêmes dans les profondeurs éternelles du ciel constellé, auquel il avait consacré toute sa vie. Mven Mas galopa à toute allure. Le destin le favorisait: il déboucha dans une grande clairière, au centre de laquelle s’érigeait un amas de rochers. II fonça dessus, saisit un bloc aux arêtes aiguës, qui pesait au moins trente kilogrammes, et se retourna. Maintenant, il apercevait de vagues formes mouvantes, dont les rayures se confondaient avec le lacis d’ombres du bois clairsemé. La lune effleurait déjà les cimes des arbres. Les ombres s’allongeaient en travers de la clairière, et c’est par ces sortes de chemins noirs que les grands félins rampaient vers Mven Mas. Il sentit l’approche de la mort, comme jadis, dans le sous-sol de l’observatoire du Tibet. Mais au lieu de venir du dedans, elle s’avançait du dehors, dans le feu vert des yeux phosphorescents… Aspirant la brise surgie à l’improviste dans cette touffeur, il jeta un regard d’adieu à la gloire rayonnante du Cosmos et se raidit, la pierre levée au-dessus de sa tête.