— Je crois que la journée sera marquante, commença Mven Mas avec la franchise propre aux hommes de l’ère du Grand Anneau.
Dar Véter haussa les épaules.
— Elle sera marquante pour trois d’entre nous. Moi, je quitte mon poste, vous, vous l’occupez, et Véda Kong conversera pour la première fois avec l’Univers.
— Elle est vraiment belle ? fit Mven Mas d’un ton à moitié interrogatif.
— Vous jugerez par vous-même. À propos, l’émission d’aujourd’hui n’a rien de particulier. Véda fera une conférence d’histoire terrestre pour la planète KRZ 664456+BCH 3252 …
Mven Mas effectua un calcul mental instantané.
— Constellation de la Licorne, étoile Ross 614 ( son système planétaire est connu depuis des temps immémoriaux ), mais ils n’ont rien accompli de remarquable … J’aime les archaïsmes, ajouta-t-il d’une voix où perçait un imperceptible ton d’excuse.
Dar Véter se dit que le Conseil savait choisir son personnel. Il déclara :
— Alors, vous vous entendrez bien avec Junius Ante, préposé aux machines mnémotechniques. Il s’intitule directeur des lampes de la mémoire. Le mot ne vient pas du pauvre luminaire de l’antiquité, mais des premiers appareils électroniques, balourds inclus dans des cloches à vide qui rappelaient les ampoules électriques du temps jadis …
Mven Mas rit de si bon cœur que Dar Véter sentit grandir sa sympathie pour lui.
— Les lampes de la mémoire ! fit-il. Nos réseaux mnémoniques sont des couloirs qui mesurent des kilomètres de long et se composent de milliards de cellules ! Mais je suis là à m’épancher au lieu de prendre les informations. À quelle époque Ross 614 s’est-elle mise à parler ?
— Il y a cinquante-deux ans. Depuis, ils ont appris le langage du Grand Anneau. Nous ne sommes séparés d’eux que par quatre parsecs. Ils entendront la conférence de Véda dans treize ans.
— Et après ?
— Après la conférence, on passe à l’écoute de nouvelles transmises par les vieux amis de l’Anneau.
— Le 61 du Cygne ?
— Bien sûr. Et quelquefois par le 107 d’Ophiochus, pour employer votre terminologie archaïque …
Un homme entra, vêtu du même costume blanc d’argent que l’adjoint de Dar Véter. De taille moyenne, vif, le nez aquilin, il séduisait par le regard attentif de ses yeux de jais. Le nouveau venu caressa son crâne dégarni.
— Je suis Junius Ante, déclara-t-il d’une voix aiguë, s’adressant sans doute à Mven Mas. L’Africain salua avec respect. Les préposés à la mnémotechnie étaient d’une haute érudition. C’étaient eux qui choisissaient les communications pour les perpétuer dans les machines, les diriger sur les lignes d’information générale ou dans les palais de créativité.
— Encore un brévien, grogna Junius Ante en serrant la main de sa nouvelle connaissance.
— Comment ? demanda Mven Mas, interdit.
— Un terme de mon invention, dérivé du latin. C’est ainsi que j’appelle les gens dont la vie est brève, travailleurs des stations externes, pilotes de la navigation interstellaire, techniciens des usines de moteurs astronautiques … Et nous autres. Nous vivons à peine la moitié de l’existence normale. En revanche, la besogne est intéressante ! Où est Véda ?
— Elle voulait venir un peu plus tôt …, commença Dar Véter, mais sa voix fut couverte par des accords musicaux alarmants, qui avaient suivi un déclic sonore au cadran de la montre sidérale.
— Avertissement pour toute la Terre, les centrales énergétiques, les usines, le réseau des transports et les stations de radio. Dans une demi-heure, il faut cesser la distribution d’énergie et l’amasser dans les condensateurs en quantité suffisante, pour percer l’atmosphère par le canal de radiation dirigée. L’émission prendra 43 % de l’énergie terrestre. La réception, rien que pour l’entretien du canal 8 %, expliqua Dar Véter.
— C’est bien ce que je pensais, dit Mven Mas en approuvant de la tête. Soudain son regard concentré brilla d’admiration. Dar Véter se retourna. Véda Kong, entrée sans qu’on l’eût aperçue, se tenait contre une colonne lumineuse. Elle avait mis ses plus beaux atours, dont la coupe plusieurs fois millénaire datait de la civilisation crétoise. Le lourd chignon de cheveux cendrés, relevés sur la nuque, ne pesait guère au cou robuste et élancé. Les épaules satinées étaient nues, un corsage très échancré, en tissu d’or, soutenait la poitrine. Une jupe large et courte, brodée de fleurs bleues sur fond d’argent, découvrait des jambes hâlées et des pieds chaussés de souliers cerise. Des pierres fines de même couleur, saphir de Vénus, serties dans une chaîne d’or, scintillaient sur la peau délicate et s’harmonisaient avec les joues et les oreilles roses d’émoi.
Mven Mas, qui n’avait jamais vu une savante historienne, l’examinait d’un air extasié.
Véda leva sur Dar Véter des yeux inquiets.
— Très bien, répondit-il à sa question muette.
— J’ai souvent parlé en public, mais pas de cette manière, dit-elle.
— Le Conseil est fidèle à la tradition. Ce sont toujours les jolies femmes qui diffusent les informations interplanétaires. Cela donne une idée du sentiment esthétique des Terriens et en dit long, en général, continua Dar Véter.
— Le Conseil ne s’est pas trompé dans son choix ! s’écria Mven Mas.
Véda lui adressa un regard pénétrant.
— Vous êtes célibataire ? demanda-t-elle à voix basse, et comme il faisait « oui » de la tête, elle se mit à rire.
— Vous vouliez me parler, dit-elle, tournée vers Dar Véter.
Ils sortirent sur la grande terrasse annulaire, où Véda exposa avec délices son visage à la brise marine.
Le directeur des stations externes lui confia son désir de participer aux fouilles : il hésitait entre la 38e expédition astrale, les gisements sous-marins antarctiques et l’archéologie.
— Non, non, pas d’expédition astrale ! se récria-t-elle, et Dar Véter sentit son manque de tact. Tout à ses préoccupations, il avait, sans le vouloir, touché le point sensible de l’âme de Véda.
La mélodie des accords inquiétants, parvenue de la salle, le tira d’embarras.
— Il est temps, on branche sur l’Anneau dans une demi-heure ! Dar Véter prit délicatement Véda Kong par le bras. Tout le monde descendit par l’escalier roulant dans une salle souterraine, taillée dans le roc.
Partout des appareils. Les parois mates, qui semblaient tendues de velours noir, étaient sillonnées de lignes de cristal. Des lueurs dorées, vertes, bleues et orange éclairaient faiblement les colonnes graduées, les signes et les chiffres. Les pointes émeraude des aiguilles tremblotaient sur les arcs sombres, comme si ces larges murs se trouvaient dans une attente fébrile.
Plusieurs fauteuils, une grande table d’ébène engagée dans un écran hémisphérique aux reflets irisés, que cerclait un cadre d’or massif.
Véda Kong et Mven Mas, qui voyaient pour la première fois un observatoire des stations externes, étaient tous yeux.
Dar Véter appela du geste son successeur et désigna aux autres les hauts fauteuils noirs. L’Africain s’avança sur la pointe des pieds, comme marchaient jadis ses ancêtres en chassant le fauve dans la savane brûlée de soleil. Il retenait son souffle. Là, dans ce caveau peu accessible, s’ouvrirait tout à l’heure une fenêtre sur l’immensité du Cosmos, et les hommes se relieraient par la pensée et le savoir à leurs congénères des autres mondes. Ce petit groupe de cinq personnes représentait à ce moment l’humanité devant l’Univers. Et à partir de demain, lui, Mven Mas, dirigerait ce système et commanderait tous les leviers de cette force grandiose. Un frisson lui parcourut le dos. Il venait de comprendre tout le poids de la responsabilité qu’il assumait en acceptant le poste offert par le Conseil. Et quand il vit l’ancien directeur s’occuper sans hâte du réglage, son regard exprima un enthousiasme pareil à celui qui brillait dans les yeux du jeune adjoint de Dar Véter.