Véda, fraîche et rajeunie, versa une boisson dorée.
— « Dix tonus » dans ce coin perdu ! s’écria-t-il, ravi, en tendant la main vers son verre.
— Vainqueur du taureau, vous vous ensauvagez dans la steppe, protesta Véda. Je vous annonce des nouvelles intéressantes, et vous ne songez qu’à la nourriture !
— Des fouilles, ici ?
— Oui, mais des fouilles paléontologiques. On étudie les fossiles de l’étage permien, qui remonte à deux cents millions d’années. Je n’en mène pas large avec nos pauvres millénaires.
— On étudie ces restes d’emblée, sans les déterrer ? Comment ça ?
— Ils ont un moyen ingénieux, mais je ne sais pas encore ce que c’est.
Un des convives, homme maigre au teint jaune, se mêla à la conversation.
— À l’heure actuelle, notre groupe prend la relève. On vient d’achever les opérations préliminaires et on va commencer la radiographie …
— Aux rayons durs, devina Dar Véter.
— Si vous n’êtes pas trop fatigués, je vous conseille d’aller voir. Demain, nous déplacerons la plate-forme, ce qui ne présente guère d’intérêt pour vous.
Véda et Dar Véter acceptèrent avec joie. Leurs hôtes bienveillants quittèrent la table pour les conduire dans la maison voisine. Des vêtements de protection y pendaient dans des niches surmontées d’indicateurs.
— L’ionisation de nos tuyaux est très forte, expliqua sur un ton d’excuse une grande femme un peu voûtée qui aidait Véda à passer le costume en tissu serré, le casque translucide et lui fixait dans le dos les sacoches des piles.
La lumière polarisée accentuait la moindre aspérité de la steppe raboteuse. Au-delà du champ carré, limité par des tringles, on entendit un gémissement sourd. Le sol bomba, se fendilla et s’éboula, formant un entonnoir au centre duquel pointa un cylindre effilé et brillant. Une crête hélicoïdale enlaçait la surface polie de la tige, une fraise électrique en métal bleu tournait à son extrémité. Le cylindre bascula par-dessus le bord de l’entonnoir, vira en découvrant ses pales postérieures agitées d’un mouvement rapide et commença à s’enfouir de nouveau, quelques mètres plus loin, son nez planté presque verticalement dans le sol.
Dar Véter remarqua deux câbles jumelés, l’un isolé, l’autre à nu, qui suivaient le cylindre. Véda toucha la manche de son compagnon et lui montra un point au-delà des tringles en magnésium. Un autre cylindre, pareil au premier, sortit du sol bascula à gauche et replongea sous terre, comme dans l’eau.
L’homme au teint jaune les pressa du geste.
— Je l’ai reconnu, chuchota Véda en rejoignant les autres. C’est Lao Lan, le paléontologiste qui a percé le mystère du peuplement de l’Asie dans l’ère paléozoïque.
— Il est d’origine chinoise ? s’informa Dar Véter qui revoyait les yeux noirs et légèrement bridés du savant. J’avoue, à ma honte, que j’ignore ses travaux …
— Vous n’êtes pas ferré sur la paléontologie terrestre, à ce que je vois, fit observer Véda. Je parie que vous connaissez mieux celle de certains mondes stellaires …
Dar Véter imagina un instant les innombrables formes de vie, les millions de squelettes bizarres enfermés dans les terrains des diverses planètes, vestiges du passé dissimulés dans les strates de chaque monde habité, souvenirs enregistrés par la nature elle-même jusqu’à ce que survienne un être pensant, capable de retenir et même de reconstituer les choses oubliées …
Ils étaient sur une petite plate-forme fixée au bout d’un demi-arc ajouré. Un grand écran mat se trouvait au milieu du plancher. Les huit personnes s’assirent sur des banquettes basses, dans une attente silencieuse.
— Les « taupes » auront fini tout à l’heure, dit Lao Lan. Comme vous l’avez deviné, elles passent au travers des roches le câble nu et y tissent un réseau métallique. Les squelettes fossiles gisent dans du grès tendre, à quatorze mètres de profondeur. Plus bas, au dix-septième mètre, s’étend le réseau métallique branché sur de puissants inducteurs. Il en résulte un champ réflecteur qui renvoie les rayons X sur l’écran où se forme l’image des os pétrifiés …
Deux grandes boules en métal tournèrent sur leurs socles massifs. Les projecteurs s’allumèrent, le mugissement de la sirène prévint les hommes du danger. Un courant continu d’un million de volts dégagea une fraîcheur ozonée et prêta aux contacts, aux isolateurs et aux suspensions une phosphorescence bleuâtre.
Lao Lan maniait les boutons du pupitre de commande avec une aisance parfaite. L’écran s’éclairait de plus en plus, des silhouettes vagues y défilaient, éparpillées dans le champ visuel. Le mouvement s’arrêta, les contours flous d’une large tache remplirent presque tout l’écran, se précisèrent … Quelques manipulations encore, et les spectateurs distinguèrent dans une auréole brumeuse le squelette d’un être inconnu.
Les grosses pattes griffues étaient recroquevillées sous le tronc, la longue queue s’enroulait en anneau. On était frappé par le volume des os aux extrémités renflées et torses, munies d’apophyses pour l’insertion des muscles géants. Le crâne aux mâchoires fermées montrait de fortes incisives. Vu d’en haut, le monstre avait l’air d’une lourde masse d’os, à la surface ravinée. Lao Lan changea la distance focale et le grossissement : tout l’écran fut occupé par la tête du reptile antédiluvien qui avait rampé là, il y avait deux cents millions d’années, sur les rives d’un ancien cours d’eau.
Les parois de la boîte crânienne avaient au moins vingt centimètres d’épaisseur. Des excroissances osseuses surmontaient les orbites, les cavités temporales et les bosses des pariétaux. À l’occiput se dressait un cône où béait l’orbite d’un œil énorme. Lao Lan poussa un soupir d’extase.
Dar Véter ne pouvait détacher les yeux de la carcasse balourde de cette créature qui avait vécu prisonnière de contradictions irrésolues. L’accroissement de la force musculaire entraînait l’épaississement des os soumis à une charge pesante, et l’augmentation du poids du squelette nécessitait un nouveau renforcement des muscles. Cette dépendance directe, propre aux organismes primitifs, conduisait souvent le développement des animaux à des impasses, jusqu’à ce qu’un perfectionnement physiologique important leur permit de supprimer les contradictions existantes et d’atteindre un degré d’évolution supérieur … Il semblait incroyable que des êtres pareils eussent figuré parmi les ascendant de l’homme dont le corps magnifique était d’une mobilité et d’une adresse extraordinaires.
Dar Véter contemplait les grosses arcades sourcilières qui exprimaient la férocité stupide du reptile permien, et lui comparait la gracieuse Véda dont les yeux clairs brillaient dans un visage vif intelligent … Quelle différence dans l’organisation de la matière vivante ! Il loucha machinalement vers elle, s’efforçant de distinguer son visage sous le casque, et quand son regard revint à l’écran, la vision avait changé. C’était à présent le crâne parabolique et aplati d’un batracien, d’une salamandre condamnée à demeurer dans l’eau tiède et sombre du marécage permien, guettant l’approche d’une proie. Un bond, un happement … et de nouveau l’immobilité, une patience infinie, dénuée de pensée. Ces images de l’évolution longue et féroce de la vie déprimaient, irritaient Véter … Il se redressa, et Lao Lan, devinant son état d’esprit, leur proposa d’aller se reposer dans la maison. Véda, qui était d’une curiosité insatiable, s’en allait à regret, lorsqu’elle vit les savants débrancher simultanément les machines électroniques pour la photographie et l’enregistrement sonore, afin d’économiser le courant de grande puissance.
Elle s’étendit bientôt sur un large divan, au salon d’une maisonnette de femmes. Dar Véter se promena un moment sur la terrasse, évoquant les impressions de la journée.