CHAPITRE V
UN CHEVAL AU FOND DE LA MER
La mer tiède et limpide roulait paresseusement ses vagues glauques, d’un coloris superbe. Dar Véter y pénétra jusqu’au cou et ouvrit les bras, tâchant de se maintenir sur le fond oblique. Les yeux fixés sur l’horizon étincelant, il se sentait fondre dans l’eau et devenir une partie de l’immense nature. Il avait apporté ici une tristesse contenue depuis longtemps : celle d’avoir quitté la grandeur passionnante du Cosmos, l’océan infini du savoir et de la pensée, le recueillement austère de sa profession. Son existence n’était plus du tout la même. L’amour croissant qu’il éprouvait pour Véda embellissait les journées de travail inaccoutumé et les loisirs mélancoliques d’un cerveau entraîné à la réflexion. Il s’absorbait dans les recherches historiques avec un zèle d’écolier. Le fleuve du temps, reflété dans ses pensées, l’aidait à se faire au changement de vie. Il savait gré à Véda Kong d’organiser, avec un tact digne d’elle, une randonnée en vissoptère dans le pays transformé par le labeur humain. Ses ennuis personnels se noyaient dans la grandeur des travaux terrestres, comme dans l’immensité de la mer. Dar Véter se résignait à l’irréparable, qui est toujours particulièrement dur à accepter …
Une voix douce, presque enfantine, l’interpella.
Il reconnut Miika, agita les bras et fit la planche, en attendant la petite jeune fille. Elle se précipita dans la mer. De grosses gouttes roulaient sur ses cheveux durs, couleur de jais ; l’eau nuançait de vert son corps ivoirin. Ils nagèrent côte à côte, au-devant du soleil, vers un flot qui dressait sa masse noire à un kilomètre du rivage. Tous les enfants de l’Ère de l’Anneau, élevés au bord de la mer, devenaient d’excellents nageurs, et Dar Véter avait en plus un talent inné. Il nagea d’abord sans hâte, de crainte de fatiguer Miika, mais elle glissait auprès de lui, légère et insouciante … Un peu interdit, il pressa l’allure … Mais il avait beau s’évertuer, elle ne se laissait pas distancer, et son charmant visage restait calme. On entendit le ressac du large battre la côte de l’île. Dar Véter se retourna sur le dos tandis que la jeune fille, emportée par son élan décrivait une courbe et revenait vers lui.
— Miika, vous êtes une admirable nageuse ! S’écria-t-il, et, aspirant l’air à pleins poumons, il retint son souffle.
— Je nage moins bien que je ne plonge, avoua-t-elle, et Dar Véter s’étonna de nouveau.
— Je suis d’origine japonaise, poursuivit-elle.
Il y avait jadis une tribu dont toutes les femmes étaient pêcheuses de perles et d’algues alimentaires. Le métier, transmis d’une génération à l’autre, devint au cours des millénaires un art accompli, l’ai hérité par hasard à notre époque, où il n’y a plus de peuple japonais distinct, plus de langue japonaise, plus de Japon …
— J’étais loin de me douter …
— Qu’un rejeton de plongeuses pût devenir historienne ? Nous avions dans notre famille une légende. Il y avait une fois un peintre japonais du nom de Yanguihara Eigoro.
— Eigoro ? Alors, votre nom …
— Est un cas exceptionnel à notre époque, où on donne le nom qu’on veut, pourvu que ça sonne bien. Du reste, tout le monde s’applique à choisir des consonances ou des mots de la langue que parlait le peuple dont on provient. Vos noms à vous, si je ne me trompe, ont des racines russes ?
— En effet ! Ce sont des mots entiers même. Le premier veut dire Don, le second Vent …
— J’ignore le sens du mien … Mais le peintre a existé. Mon bisaïeul a retrouvé un de ses tableaux dans un musée. C’est une grande toile que vous pouvez voir chez moi : elle présente de l’intérêt pour un historien … Une vigoureuse évocation de la vie rude et courageuse, de la pauvreté et de la modestie d’un peuple serré dans l’étau d’un régime cruel ! On continue à nager ?
— Une minute, Miika ! Et ces plongeuses ?
— Le peintre s’éprit de l’une d’elles et se fixa dans sa tribu. Ses filles furent plongeuses aussi, toute leur vie … Voyez comme cette île est bizarre : on dirait un réservoir ou une tour basse pour la production du sucre.
— Du sucre ! Dar Véter pouffa malgré lui. Quand j’étais petit, ces îles désertes me fascinaient … Solitaires, entourées d’eau, elles renferment des mystères dans leurs falaises ou dans leurs bois : on peut y rencontrer tout ce qu’on imagine …
Le rire clair de Miika lui fut une récompense. Cette jeune fille, taciturne et un peu triste d’ordinaire, était transfigurée. Bravement lancée en avant, vers les vagues pesantes, elle demeurait néanmoins aux yeux de Dar Véter une porte close, contrairement à la transparente Véda dont le courage était une belle confiance plus qu’un effet de l’énergie …
Les grands rochers de la côte abritaient d’étroites criques bleues, imprégnées de soleil. Ces galeries sous-marines tapissées d’éponges et frangées d’algues conduisaient à la partie est de l’îlot, où se creusait un abysse obscur. Dar Véter regretta de ne pas avoir emprunté à Véda une carte détaillée des lieux. Les radeaux de l’expédition maritime luisaient au soleil, près du cap occidental, à quelques kilomètres de là. Il y avait en face une excellente plage, où Véda était en train de se baigner avec ses camarades. Aujourd’hui on changeait les accumulateurs des machines et toute l’équipe avait congé. Tandis que lui, Véter, s’était livré à son ancienne passion d’explorer les fies désertes …
Une sinistre falaise d’andésite surplombait les nageurs. Les cassures des roches étaient fraîches : un tremblement de terre avait récemment démantelé une partie de la côte. Le vent soufflait du large. Miika et Dar Véter nagèrent longtemps dans l’eau sombre de la côte orientale, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé une saillie en terrasse où Dar Véter fit grimper sa compagne qui la hissa à son tour.
Les mouettes effarouchées se démenaient, le choc des vagues ébranlait l’andésite. Pas la moindre trace d’animaux ou d’hommes, rien que le rocher nu et des buissons épineux …
Ils montèrent au faîte de l’îlot pour admirer d’en haut la fureur des vagues, puis redescendirent.
Une odeur âcre émanait des buissons qui sortaient des crevasses. Dar Véter, allongé sur la pierre chaude, regardait nonchalamment l’eau du côté du sud.
Miika, accroupie au bord du rocher, scrutait les profondeurs. Il n’y avait là ni plate-forme côtière ni entassements de rochers. La falaise tombait à pic dans l’eau noire et huileuse. Le soleil ourlait son arête d’une ligne éblouissante. Là où la lumière pénétrait dans l’eau transparente, on entrevoyait le scintillement blond du sable.
— Qu’est-ce que vous voyez, Miika ?
La jeune fille, absorbée dans ses pensées, fut lente à se retourner.
— Rien. Vous aimez les Pies désertes, et moi, le fond de la mer. J’ai toujours l’impression qu’on peut y découvrir des choses intéressantes …
— Alors, pourquoi travaillez-vous dans la steppe ?
— C’est difficile à expliquer. Pour moi, la mer est une telle joie que je ne puis être tout le temps auprès d’elle, comme on ne peut toujours écouter une belle musique. Nos rencontres n’en sont que plus précieuses.