La honte fit froncer les sourcils à Erg Noor. Dans son chagrin, il avait oublié le dévouement du biologiste. C’était indécent de la part d’un homme mûr. Il prit la main d’Éon Tal, et les deux savants exprimèrent leur sympathie réciproque par ce geste viril adopté depuis l’antiquité.
— Vous pensez que les organes meurtriers des méduses noires et de cette … saleté cruciforme sont de même nature ? s’enquit Erg Noor.
— J’en suis certain. Mon bras en est la preuve ! Le stockage et la modification de l’énergie électrique résument l’adaptation vitale de ces êtres noirs qui habitent une planète riche en électricité. Ce sont évidemment des rapaces ; quant à leurs victimes nous les ignorons pour le moment.
— Rappelez-vous ce qui nous était arrivé, quand Niza …
— C’est autre chose. J’y ai beaucoup réfléchi. L’apparition de cette horrible croix s’accompagnait d’un infrason très puissant qui a brisé notre volonté … Dans ce monde des ténèbres, les sons aussi sont noirs, inaudibles. Après avoir déprimé la conscience par l’infrason, cet être agit par un hypnotisme plus fort que celui de nos grands serpents disparus, tels que l’anaconda. Voilà ce qui a failli nous coûter la vie, n’eût été Niza …
Erg Noor regarda le Soleil lointain, qui éclairait à ce moment la Terre. Le Soleil qui fut l’espoir de l’Homme dès son existence primitive dans l’implacable nature. Le Soleil, symbole de la force lumineuse de la raison, qui disperse les ténèbres et les monstres de la nuit. Et une douce lueur d’espérance l’éclaira jusqu’au bout du voyage.
Le directeur de la station de Triton vint chercher Erg Noor au sanatorium. La Terre réclamait le commandant de la Tantra, et la venue du directeur dans les locaux d’isolement signifiait que la quarantaine était terminée, que l’astronef pouvait achever son vol de treize ans. Le chef de l’expédition revint, plus préoccupé qu’à l’ordinaire.
— Nous repartons aujourd’hui même. On me demande de prendre six hommes du planétonef Amat qui reste ici pour exploiter des gisements sur Pluton. Nous embarquerons les matériaux qu’ils y auront recueillis. Ces six hommes ont réaménagé un simple planétonef et accompli un exploit extraordinaire, ils ont plongé au fond du gouffre dans l’atmosphère dense, néonométhanique, de Pluton, et ont tourné autour, dans des tempêtes de neige ammoniacale, au risque de se fracasser dans l’obscurité contre les aiguilles géantes de glace d’eau, solide comme l’acier. Ils ont su trouver un endroit où la couche de glace est percée de montagnes. L’énigme de Pluton est enfin résolue : cette planète n’appartient pas à notre système solaire. Elle fut capturée au passage du Soleil à travers la Galaxie. Voilà pourquoi sa densité est nettement supérieure à celle des autres planètes. On y a découvert des minéraux bizarres d’un monde absolument étranger, mais le plus intéressant, c’est qu’on y a trouvé les vestiges presque effacés des constructions qui témoignent d’une civilisation très ancienne. Les données recueillies par les explorateurs sont à vérifier, bien sûr. Il faut encore prouver que les matériaux de construction ont été traités par des créatures pensantes …, mais l’exploit n’en est pas moins admirable. Je suis fier de ramener les héros sur la Terre et je brûle de les entendre. Leur quarantaine s’est terminée il y a trois jours.
Erg Noor se tut, fatigué d’avoir tant parlé.
— Mais il y a là une grave contradiction ! s’écria Poor Hiss.
— Contradiction est mère de vérité ! répondit tranquillement Erg Noor … Il est temps de préparer la Tantra !
L’astronef éprouvé décolla sans peine de Triton et fila suivant une vaste courbe perpendiculaire au plan de l’écliptique. Le chemin direct vers la Terre était impraticable : le vaisseau aurait péri dans la vaste zone de météorites et d’astéroïdes, fragments de la planète Phaéton, qui avait existé entre Mars et Jupiter et que l’attraction de ce géant du système solaire avait mise en pièces.
La Tantra accélérait. Erg Noor ne voulait pas transporter les héros sur la Terre en soixante-douze jours, délai réglementaire ; il comptait profiter de la force colossale de l’astronef pour faire le trajet en cinquante heures, avec consommation minime d’anaméson.
L’émission radiophonique de la Terre perçait l’espace jusqu’au vaisseau ; la planète acclamait la victoire sur les ténèbres de l’étoile de fer et sur la nuit du Pluton glacial. Les compositeurs exécutaient des romances et des symphonies en l’honneur de la Tantra et de l’Amat.
Des mélodies triomphales résonnaient dans le Cosmos. Les stations de Mars, de Vénus et des astéroïdes appelaient le vaisseau, ajoutant leurs accents au chœur général de glorification.
— Tantra, Tantra, fit enfin la voix du poste du Conseil. Atterrissage sur El Homra !
Le cosmoport central se trouvait en Afrique du Nord, à l’emplacement d’un ancien désert. L’astronef s’y précipita à travers l’atmosphère terrestre imprégnée de soleil.
CHAPITRE VII
SYMPHONIE EN FA MINEUR, DE TONALITÉ CHROMATIQUE 4,750 µ
Les vitres en plastique servaient de parois à une large véranda orientée au sud, vers la mer. La lumière pâle et diffuse du plafond ne rivalisait pas avec l’éclat de la lune : elle le complétait en adoucissant le noir brutal des ombres. Presque tout le personnel de l’expédition maritime était là. Seuls les plus jeunes s’ébattaient dans la mer argentée par la lune. Le peintre Kart San était venu avec son beau modèle. Secouant ses cheveux d’or, Frit Don, chef de l’expédition, parlait du cheval découvert par Miika. L’étude de sa matière, en vue de connaître son poids, avait donné des résultats imprévus. Sous une couche superficielle d’un alliage quelconque, il y avait de l’or pur. Si la statue était un moulage massif, elle devait peser jusqu’à quatre cents tonnes, abstraction faite de la masse d’eau déplacée. Pour renflouer ce monstre, on allait faire venir de grands bateaux spécialement équipés ; telle était la conséquence inattendue de la promenade de Miika Eigoro et de Dar Véter. Comme quelqu’un demandait la raison de ce gaspillage absurde d’un métal précieux, un des doyens de l’expédition se rappela une légende trouvée dans les archives historiques : la disparition des réserves d’or de tout un pays au temps où ce métal était l’équivalent du coût du travail. Les gouvernants criminels qui avaient tyrannisé et ruiné le peuple, contraints de fuir dans un autre pays — il y avait alors entre les peuples des barrières dites frontière —, avaient ramassé tout l’or de l’État et fondu une statue qu’on érigea sur la place la plus populeuse de la capitale. Personne ne put retrouver l’or … Nul ne pouvait soupçonner quel métal se dissimulait sous une couche d’alliage ordinaire.
Le récit fit sensation. Cette trouvaille était un magnifique cadeau pour l’humanité. Bien que le métal jaune ne fût plus le symbole de la valeur, il demeurait très utile en électrotechnique, en médecine et surtout dans la fabrication de l’anaméson.
Dans un coin, à l’extérieur de la véranda, Véda Kong, Dar Véter, le peintre, Tchara Nandi et Evda Nal étaient assis en cercle. Ren Boz s’était timidement joint à eux, après avoir vainement cherché Mven Mas.
— Vous aviez raison d’affirmer que la peinture ou, mieux, l’art en général retarde toujours sur le progrès de la science et de la technique, disait Dar Véter.
— Vous m’avez mal compris, répliquait Kart San. L’art a déjà corrigé ses erreurs et pris conscience de ses devoirs envers l’humanité. Il a cessé de créer des formes monumentales, déprimantes, il ne figure plus le faste et la magnificence irréels parce qu’ils ne sont que l’extérieur des choses.