Rien n’est éternel en ce monde changeant : la mine marqua un temps d’arrêt pour les réparations courantes des machines d’extraction et de concassage. Dar Véter pénétra pour la première fois jusqu’au front de taille, par-delà le bouclier, où seul un scaphandre spécial lui permettait de braver la chaleur, la haute pression et les gaz toxiques qui fusaient par les fissures. Sous la lumière éblouissante, les parois de rutile scintillaient comme le diamant et jetaient des feux rouges, tels des yeux furibonds dissimulés dans le roc. Il régnait là un silence de mort. La perforatrice électro hydraulique et les énormes disques, émetteurs d’ondes ultracourtes, s’étaient immobilisés après des mois d’activité. Des géophysiciens qui venaient d’arriver s’affairaient dessous installant leurs appareils pour vérifier les contours du gîte.
Là-haut resplendissaient les jours calmes de l’automne méridional. Dar Véter, parti en excursion dans les montagnes, sentait vivement la solitude de ces masses rocheuses qui s’élevaient là depuis des millénaires, entre mer et ciel. L’herbe sèche bruissait, le murmure du ressac s’entendait à peine. Le corps fatigué réclamait le repos, mais le cerveau captait avidement les impressions du monde qui semblait neuf après ce long et pénible travail souterrain.
L’odeur des falaises chauffées et des herbes du désert rappela à Dar Véter l’flot de la mer lointaine qui recelait le cheval d’or. Une puissante voix intérieure lui promettait un avenir heureux, d’autant plus heureux qu’il serait lui-même meilleur et plus fort.
Qui sème l’action récolte l’habitude.
Qui sème l’habitude récolte le caractère.
Qui sème le caractère récolte le destin.
C’était un vieux dicton qui lui était revenu à la mémoire … Oui, la plus grande lutte de l’homme est la lutte contre l’égoïsme. Il ne faut le combattre ni par les maximes sentimentales ni par une morale aussi belle qu’inefficace, mais par la notion dialectique que l’égoïsme est non pas un produit des forces du mal, mais l’instinct de conservation de l’homme primitif, qui a joué un rôle primordial dans la vie sauvage. Voilà pourquoi les personnalités fortes sont souvent caractérisées par un égoïsme difficile à vaincre. Cette victoire est cependant une nécessité, peut-être la première nécessité du monde contemporain. C’est pour cette raison qu’on consacre tant d’efforts et de temps à l’éducation et qu’on étudie avec soin l’hérédité de chaque individu. Dans le mélange des races et des peuples, qui a créé la grande famille de la planète, se manifestent subitement des traits issus des profondeurs de l’hérédité.
Il se produit parfois de singulières aberrations, qui remontent aux temps funestes de l’Ère du Monde Désuni, où l’expérimentation imprudente de l’énergie nucléaire détériorait l’hérédité d’un grand nombre de personnes … Autrefois on n’établissait que la généalogie des conquérants qui se disaient nobles pour se mettre au-dessus des autres. Mais aujourd’hui, nous comprenons l’importance de cette étude pour la vie, le choix d’une profession, le traitement des maladies. Dar Véter lui-même avait une longue généalogie, désormais inutile … L’étude des ancêtres était remplacée par l’analyse directe de la structure de l’organisme héréditaire, devenue particulièrement importante depuis que la vie humaine était prolongée. À partir de l’Ère du Travail Général, on vivait jusqu’à 170 ans, et voici que l’on comptait dépasser 300 …
Un roulement de cailloux arracha Dar Véter à ses méditations. Deux personnes descendaient la pente : l’opératrice de la section d’électro fonderie, femme timide et taciturne, excellente pianiste, et un petit homme alerte, ingénieur du service externe. Tous deux, rouges d’avoir marché vite, ils saluèrent Dar Véter et s’apprêtaient à continuer leur chemin, lorsqu’il les arrêta, subitement assailli par les souvenirs.
— Il y a longtemps que j’ai quelque chose à vous demander, dit-il à l’opératrice. Je voudrais entendre la treizième symphonie cosmique en fa mineur bleu. Vous avez joué beaucoup de morceaux pour nous, mais pas cette œuvre.
— Celle de Zig Zor ? s’informa la femme, et comme il faisait un signe affirmatif, elle se mit à rire.
— Il n’y a guère de musiciens qui puissent l’interpréter. Le piano solaire à triple clavier est trop pauvre, et il n’existe pas encore de transposition … Je doute qu’il y en ait jamais. Pourquoi ne réclameriez-vous pas l’audition de son enregistrement à la Maison de la Musique Supérieure ? Notre poste est universel et bien assez puissant !
— Je ne sais pas m’y prendre, bredouilla Dar Véter, je n’ai …
— Je m’en occuperai ce soir ! promit la musicienne et elle tendit la main à son compagnon pour repartir.
Le reste de la journée, Dar Véter fut obsédé par le pressentiment d’un événement capital. Mven Mas avait sans doute été dans le même état d’esprit, la première nuit de son travail à l’observatoire du Conseil. L’ex-directeur attendait avec une étrange impatience onze heures, temps fixé par la Maison de la Musique Supérieure pour la transmission de la symphonie.
L’opératrice d’électro fonderie installa Dar Véter et les autres amateurs dans le foyer de l’écran hémisphérique, face à la grille d’argent du résonateur. Elle éteignit, expliquant que la lumière empêcherait d’apprécier le coloris de cette composition qui, ne pouvant être jouée que dans une salle spécialement aménagée, se trouverait, en l’occurrence, limitée par les dimensions de l’écran.
L’écran dégageait une faible lueur, on entendait dans la nuit le murmure étouffé de la mer. Tout à coup, un son s’éleva, très lointain et si intense qu’il en semblait matériel. Il grandit, ébranlant la pièce et le cœur des auditeurs, puis tomba, de plus en plus grêle, et s’éparpilla en millions d’éclats cristallins. De petites étincelles orangées piquetèrent l’ombre. C’était comme le coup de foudre primitif, qui avait fondu, des millions d’années auparavant, les combinaisons simples du carbone en molécules plus complexes, devenues la base de la matière organique et de la vie.
Puis ce fut un flot de sons agités et incohérents, un chœur puissant d’énergie, d’angoisse et de désespoir, illustré de vagues fulgurations pourpres et écarlates.
La succession de notes brèves et perçantes esquissa un mouvement giratoire, et une spirale floue de feu gris s’enroula en haut. Subitement, le tourbillon du chœur fut transpercé de notes longues, fières et sonores, pleines d’impétuosité.
Une tache de feu aux contours estompés se zébrait de raies bleues, très nettes, qui filaient dans les ténèbres, par-delà la spirale, et sombraient dans la nuit d’horreur et de silence.
Ténèbres et silence, telle était la fin du premier mouvement.
Les auditeurs, un peu ébahis, n’avaient pas prononcé un mot que la musique reprit. Des sons puissants, accompagnés de rutilances multicolores, s’abattaient en larges cascades, toujours plus graves, toujours plus assourdis, et les feux superbes mouraient à un rythme mélancolique. Quelque chose de mince et de violent palpita dans les cascades, et les feux bleus remontèrent en une ascension rythmée.
Dar Véter, émerveillé, perçut dans les sons bleus une complication graduelle des rythmes et des formes, qui rendait on ne peut mieux la lutte primitive de la vie contre l’entropie … Ressauts, barrages, filtres retenant la chute de l’énergie aux niveaux inférieurs. La retenir pour un instant et vivre cet instant ! Les voilà, les voilà, les premiers remous de l’organisation si complexe de la matière !
Les flèches bleues se réunirent en sarabande de figures géométriques, de corps et de réseaux cristallins qui se compliquaient proportionnellement aux combinaisons des tierces mineures, s’éparpillaient et se regroupaient tour à tour pour se dissoudre d’un seul coup dans la pénombre grise.