Le troisième mouvement débuta par une lente répétition de notes graves, au rythme desquelles s’allumaient et s’éteignaient des lanternes bleues qui s’engloutissaient une à une dans l’abîme de l’infini et de l’éternité. Le flux des basses menaçantes s’amplifiait, s’accélérait, se changeait en une mélodie saccadée et lugubre. Les lumières bleues, telles des fleurs penchées sur de minces tiges de flamme, dépérissaient sous l’assaut de notes cuivrées et s’éteignaient au loin. Puis les rangs de feux ou de lanternes se resserraient, leurs tiges devenaient plus épaisses. Par une piste aux bords ardents qui se perdait dans la nuit impénétrable, les voix claires de la vie s’envolaient dans l’immensité de l’univers, animant de leur magnifique chaleur la morne indifférence de la matière mobile. La route noire se transformait en une coulée de flamme bleue où des paillettes multicolores dessinaient des arabesques de plus en plus capricieuses.
Les combinaisons subtiles des courbes harmonieuses et des surfaces sphériques étaient aussi belles que les quartes contradictoires, dont la succession faisait croître rapidement la complexité de la mélodie qui résonnait, de plus en plus forte et large, dans la rumeur sourde du temps …
Dar Véter, pris de vertige, ne pouvait plus suivre les nuances de la musique et de la lumière ; il ne saisissait que les grandes lignes de cette œuvre impressionnante. L’océan bleu de notes limpides chatoyait, débordant de joie, de puissance, d’éclat. La tonalité s’éleva, la mélodie tournoya en spirale ascendante, toujours plus vite, et s’arrêta net, dans un éblouissement …
La symphonie était terminée. Dar Véter comprenait enfin ce qui lui avait manqué durant ces longs mois. Il lui fallait travailler plus près du Cosmos, de la spirale ininterrompue du progrès humain. Au sortir de la salle de concert, il alla droit au bureau vidéophonique et appela la station centrale de placement de la zone Nord. Le jeune informateur qui avait dirigé Dar Véter sur la mine, le reconnut et parut heureux de le revoir.
— Le Conseil d’Astronautique vous a appelé ce matin, mais je n’ai pas pu établir le contact. Je vais vous mettre en communication.
L’écran s’obscurcit et se ralluma, présentant l’image de Mir Om, premier secrétaire du Conseil. Il semblait grave, triste même.
— Un grand malheur ! Le satellite 57 a péri. Le Conseil vous confie une tâche très difficile. Je vous envoie un planétonef ionique. Soyez prêt !
Dar Véter resta sidéré devant l’écran éteint.
CHAPITRE VIII
LES ONDES ROUGES
Le vent soufflait sur le grand balcon de l’Observatoire. Il apportait à travers la mer le parfum des fleurs tropicales, qui éveillait des désirs inquiets. Mven Mas n’arrivait pas à se recueillir comme il le fallait à la veille d’une grande épreuve. Ren Boz avait annoncé du Tibet que le remaniement de l’installation de Kor Ioulle était terminé. Les quatre observateurs du Satellite 57 voulaient bien risquer leur vie pour participer à une expérience telle qu’on n’en avait plus fait sur la Terre depuis longtemps.
Mais on agissait sans l’autorisation du Conseil et sans avoir débattu en public toutes les possibilités. Cela ressemblait à la fabrication secrète d’armes des époques sombres de l’histoire et donnait à l’affaire un arrière-goût de dissimulation peureuse, si impropre aux hommes modernes.
Le noble but qu’ils se posaient semblait justifier toutes ces mesures, mais … il aurait mieux valu avoir la conscience nette ! L’ancien conflit de la fin et des moyens renaissait. L’expérience d’innombrables générations enseigne qu’il y a des moyens dont on ne doit pas abuser.
L’histoire de Bet Lon tracassait Mven Mas. Il y avait trente-deux ans, Bet Lon, célèbre mathématicien de la Terre, soutenait que certains symptômes de déviement dans l’interaction des champs magnétiques s’expliquaient par l’existence de dimensions parallèles. Il fit une série d’expériences curieuses sur la disparition d’objets. L’Académie des Limites du Savoir releva une erreur dans ses formules et donna aux phénomènes en question une explication absolument différente. Bet Lon avait un esprit puissant, hypertrophié aux dépens de la morale et de l’inhibition. Énergique, égoïste, il s’obstina à expérimenter dans le même domaine. Pour obtenir des preuves décisives, il engagea de jeunes volontaires courageux, dévoués à la science. Ces hommes disparaissaient comme les objets, sans laisser de traces, et aucun ne donna de ses nouvelles de l’« au-delà », d’une autre dimension, ainsi que l’avait supposé le mathématicien sans cœur. Après avoir envoyé dans le « néant », c’est-à-dire exterminé douze personnes, il fut traduit en justice. Il sut démontrer sa conviction que les disparus continuaient à vivre dans une autre dimension et affirma n’avoir agi que du consentement des victimes. Condamné à l’exil, Bet Lon passa dix ans sur Mercure, puis émigra dans l’île de l’Oubli, gardant rancune à notre monde. L’histoire, selon Mven Mas, ressemblait à la sienne. Là aussi, il y avait une expérience secrète, prohibée, dont les principes étaient réfutés par la science, et cette similitude déplaisait fort au directeur des stations externes.
La prochaine transmission par l’Anneau aurait lieu après-demain, ensuite il serait libre huit jours, pour tenter l’expérience !
Mven Mas regarda le ciel. Les étoiles lui parurent plus brillantes et plus familières que jamais. Il en connaissait un grand nombre par leurs anciens noms, comme de vieux amis … N’avaient-elles pas été de tout temps les amies de l’homme, ses guides et ses inspiratrices ?
Voici un astre discret, qui oblique vers le Nord : l’étoile Polaire ou gamma de Céphée. Dans l’Ère du Monde Désuni, elle faisait partie de la Petite Ourse, mais le virage du bord de la Galaxie, y compris le système solaire, tend vers Céphée. En haut, dans la Voie Lactée, le Cygne aux ailes déployées, une des constellations les plus intéressantes du ciel boréal, incline son long cou en direction du Sud. C’est là que luit la superbe étoile double que les Arabes anciens appelaient Albyréo. En réalité, ce sont trois étoiles : la double Albyréo I et Albyréo II, grand astre bleu très lointain et pourvu d’un vaste système planétaire. Elle est presque à la même distance de nous que Deneb, situé dans la queue du Cygne, gigantesque étoile blanche, 4800 fois plus lumineuse que notre Soleil. Il y a huit ans à peine qu’on a reçu des mondes habités de Deneb la réponse au message envoyé la deuxième année de l’Ère de l’Anneau. Lors de la dernière transmission, le 61 du Cygne, notre fidèle ami, a capté un avertissement d’Albyréo II, qui garde son intérêt, bien que parvenu 400 ans après l’émission. Un célèbre explorateur du Cosmos, dont le nom transmis en sons terrestres était Vlihh oz Ddiz, avait péri dans la région de la Lyre en rencontrant le plus terrible danger de l’univers : l’étoile Ookr. Les savants de la Terre la rattachaient à la classe E, nommée ainsi en l’honneur d’Einstein, illustre physicien de l’antiquité, qui aurait prévu l’existence de ces corps célestes. La chose fut longuement contestée par la suite, et on établit même une limite de masse stellaire, connue sous le nom de limite Chandrasekhar. Mais cet astronome des temps anciens ne fondait ses calculs que sur la mécanique d’attraction et la thermodynamique, sans tenir compte de la structure électromagnétique complexe des étoiles géantes et supergéantes. Or, c’était justement ce facteur qui conditionnait l’existence des étoiles E. Par leurs dimensions, elles rivalisaient avec les géants rouges de classe M, comme Antarès ou Bételgeuse, mais elles s’en distinguaient par une densité supérieure, à peu près égale à celle du Soleil. Leur attraction formidable arrêtait l’émission des rayons, elle empêchait la lumière de quitter l’étoile pour se répandre dans l’espace. Ces masses immenses existaient dans l’univers depuis des temps immémoriaux, absorbant dans leur océan inerte tout ce que pouvaient atteindre les tentacules irrésistibles de leur attraction. Dans la mythologie hindoue on appelait Nuits de Brahma les périodes d’inaction du dieu suprême, auxquelles succédaient les Jours, ou périodes d’activité. Cela ressemblait en effet à une longue accumulation de matière qui se terminait par réchauffement de la surface de l’étoile jusqu’à la classe O zéro, c’est-à-dire cent mille degrés, bien que le phénomène n’eût certes aucun rapport avec la divinité. Il en résultait finalement une déflagration colossale qui éparpillait dans l’espace de nouvelles étoiles pourvues de planètes ; ce fut le cas de la nébuleuse du Crabe dont le diamètre mesurait à présent cinquante billions de kilomètres. Son explosion égalait en force celle d’un quadrillion de bombes à hydrogène de l’Ère du Monde Désuni.