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Lui qui s’en était allé dans le lointain, au-delà de quatre-vingt-dix parsecs, venait de comprendre que la richesse inépuisable de la beauté terrestre pouvait offrir des fleurs aussi splendides que la vision chérie d’une planète étrangère. Mais sa chimère l’avait tenu trop longtemps pour s’évanouir d’un seul coup. En prenant l’aspect de la « Peau-Rouge » de l’Epsilon du Toucan, Tchara ne faisait que confirmer Mven Mas dans ses intentions. S’il émanait tant de joie de la seule Tchara Nandi, que devait être le monde où la plupart des femmes lui ressemblaient ? !

Evda Nal et Véda Kong, excellentes danseuses elles-mêmes et qui voyaient pour la première fois l’art de Tchara, en étaient émerveillées. Véda, en qui parlait l’anthropologiste et l’historien des races anciennes, conclut que les femmes de Gondvana, des pays chauds, avaient toujours été plus nombreuses que les hommes, décimés par les combats contre les bêtes féroces. Plus tard, lorsque les pays méridionaux très peuplés eurent engendré les États despotiques de l’antiquité, les hommes continuèrent à périr, victimes des guerres, du fanatisme religieux et des caprices des tyrans. Les filles du Sud passaient par une sélection implacable qui aiguisait leur faculté d’adaptation. Dans le Nord, où la population était clairsemée et la nature assez pauvre, il y avait moins de despotisme politique des Siècles Sombres. Les hommes s’y conservaient donc en plus grand nombre, et les femmes étaient plus respectées.

Véda surveillait les moindres gestes de Tchara et y constatait une étrange dualité : ils paraissaient à la fois doux et violents. La douceur venait de la grâce des mouvements et de l’incroyable souplesse du corps, tandis que l’impression de violence se dégageait des brusques changements d’attitude des virages et des arrêts subits, propres aux fauves ! Les filles brunes de Gondvana avaient acquis cette souplesse féline dans l’âpre lutte pour l’existence que les femmes humiliées et captives des continents méridionaux avaient menée pendant des millénaires … Mais comme elle s’alliait bien à la délicatesse égéenne du visage de Tchara …

Au langoureux adagio se mêlèrent les sons discordants d’instruments de percussion. Le rythme impétueux, toujours plus rapide, des hausses et des baisses de sentiments humains, s’exprimait dans la danse par des mouvements turbulents qui alternaient avec une immobilité de statue. L’éveil des sentiments assoupis, leur explosion violente, puis l’apaisement graduel, la mort et la renaissance, la fougue des passions inconnues, la vie enchaînée, en lutte avec la marche irrésistible du temps, avec la détermination nette et implacable du devoir et du destin. Evda Nal sentit à quel point le fond psychologique de cette danse lui était familier ; le sang lui montait aux joues, sa respiration s’accélérait …

Mven Mas ignorait que la musique eût été composée spécialement pour Tchara, mais il ne craignait plus ce rythme endiablé qu’elle suivait avec tant d’aisance. Les ondes de lumière rouge enveloppaient son corps cuivré, éclaboussaient de pourpre ses jambes nerveuses, se perdaient dans les plis sombres du velours, imprégnaient d’une clarté d’aurore la blancheur de la soie. Ses bras ramenés en arrière se figeaient lentement au-dessus de la tête. Le tourbillon des notes ascendantes s’interrompit tout à coup, sans finale ; les feux rouges s’arrêtèrent, s’éteignirent. La lumière blanche inonda de nouveau la haute coupole. La danseuse fatiguée inclina la tête, et son abondante chevelure lui cacha le visage. Un bruit sourd succéda au clignotement des feux dorés ; le public accordait à Tchara l’honneur suprême : il la remerciait debout, les mains jointes au-dessus de la tête. Et Tchara, qui n’avait pas tremblé avant le spectacle, fut émue : elle rejeta ses cheveux tombants et se sauva en adressant un regard aux dernières galeries. Mven Mas avait compris le calme du peintre : l’artiste connaissait son modèle …

Les ordonnateurs annoncèrent l’entracte. Mven Mas s’élança à la recherche de Tchara. Véda Kong et Evda Nal sortirent dans l’escalier géant, d’un kilomètre de large, en smalt bleu ciel, qui descendait jusqu’à la mer. Le crépuscule du soir, diaphane et frais, les invitait à se baigner, suivant l’exemple de milliers d’autres spectateurs.

— Ce n’est pas sans raison que j’ai tout de suite remarqué Tchara Nandi, fit observer Evda Nal. C’est une admirable artiste. Nous venons de voir la danse de la vie, l’incarnation superbe de tout ce qui constitue le fond de l’âme humaine et souvent sa dominante ! Ce doit être l’Éros des anciens …

— Je vois maintenant que la beauté importe plus qu’on ne le croirait, comme l’affirme Kart San. C’est le bonheur et le sens de la vie, il l’a si bien dit l’autre jour ! Et votre définition aussi est juste ! convint Véda en ôtant ses chaussures et entrant dans l’eau tiède qui léchait les marches.

— Oui, à condition que la force spirituelle naisse d’un corps sain et plein d’énergie, rectifia Evda Nal qui enleva sa robe et plongea dans les vagues limpides.

Véda la rejoignit, et toutes deux nagèrent vers une grande île en caoutchouc dont la silhouette argentée brillait à mille cinq cents mètres du quai. Sa surface plane était bordée d’une rangée de conques en plastique nacré, assez vastes pour abriter du soleil et du vent trois ou quatre personnes et les isoler complètement des voisins.

Les deux femmes s’étendirent sur le sol doux et oscillant d’une conque, en respirant le parfum tonifiant de la mer.

— Comme vous voilà brunie depuis que nous nous sommes vues sur la plage ! dit Véda en examinant sa compagne. Vous avez donc été au bord de la mer ou vous avez pris des pilules de pigmentation ?

— Ce sont les pilules, avoua Evda. Je n’ai été au soleil qu’hier et aujourd’hui. Je n’ai pas l’épiderme splendide de Tchara Nandi.

— Vous ne savez vraiment pas où est Ren Boz ? Poursuivit Véda.

— Je m’en doute, et cela suffit à me donner de l’inquiétude ! répondit Evda Nal à voix basse.

— Vous voudriez ? … Véda se tut sans avoir achevé sa pensée. Evda releva ses paupières et regarda l’autre dans les yeux.

— Ren Boz m’a l’air d’un … d’un gamin faible et naïf, répliqua Véda, hésitante. Tandis que vous, vous êtes d’un seul tenant, aussi forte d’esprit que le plus sage des hommes … On sent toujours en vous une volonté de fer …

— C’est ce que Ren Boz m’a dit. Mais votre opinion à son sujet est erronée, aussi unilatérale que Ren lui-même. C’est un esprit audacieux et puissant, d’une capacité de travail extraordinaire. Même à notre époque, on trouverait difficilement sur la Terre des hommes qui le vaillent. En comparaison de ses aptitudes, ses autres qualités semblent peu développées parce qu’elles sont comme chez la moyenne des gens, sinon plus infantiles. Oui, c’est un gamin, mais c’est aussi un héros dans toute l’acception du mot … Dar Véter non plus n’est pas exempt de gaminerie, mais cela lui vient d’un plein de force physique, contrairement à Ren Boz qui en manque.

— Et que pensez-vous de Mven ? s’enquit Véda. Vous le connaissez mieux maintenant ?

— Mven Mas est une belle combinaison d’esprit froid et de passion archaïque. Très intelligent, très instruit, c’est néanmoins un adorateur des forces de la nature !

Véda Kong éclata de rire :

— Ah, si je pouvais être aussi perspicace !

— Je suis psychologue de métier, répliqua Evda en haussant les épaules. Mais permettez-moi de vous poser une question à mon tour : savez-vous que Dar Véter me plaît beaucoup ?

— Vous redoutez les compromis ? fit Véda, empourprée. Rassurez-vous, il n’y a là ni équivoques ni réticences, tout est clair comme le jour …

Et la jeune femme continua, sous le regard scrutateur du psychiatre :