Mven Mas bondit et appuya les mains sur la table massive, à faire craquer les jointures.
Ce délai de millions d’années, inaccessible à des dizaines de milliers de générations, synonyme du « jamais » accablant pour la postérité la plus lointaine, pourrait être supprimé d’un coup de baguette magique. Cette baguette, c’était la découverte de Ren Boz et l’expérience qu’ils allaient faire ensemble.
Les points les plus éloignés de l’Univers se trouveraient à portée de la main !
Les astronomes de l’antiquité supposaient que les galaxies s’écartaient les unes des autres. La lumière des fies stellaires lointaines, qui pénétrait dans les télescopes terrestres, s’altérait : les ondes lumineuses s’allongeaient, devenaient des ondes rouges. Ce rougissement attestait que les galaxies s’éloignaient de l’observateur. Les anciens, habitués à interpréter les phénomènes d’une façon rigide et unilatérale, avaient créé la théorie de la dispersion ou de l’expansion de l’Univers, sans comprendre qu’ils ne voyaient qu’un aspect du grand processus de destruction et de création. Seules la dispersion et la destruction, c’est-à-dire le passage de l’énergie à des degrés inférieurs selon le deuxième principe de la thermodynamique, étaient perçues par nos sens et par les appareils destinés à les amplifier. Quant à l’autre aspect : accumulation, concentration, création, il était imperceptible aux hommes, car la vie elle-même puisait sa force dans l’énergie dispersée par les astres, ce qui conditionnait notre perception du monde environnant. Le cerveau humain a pourtant fini par pénétrer ces processus cachés de formation des mondes dans l’Univers. Mais à l’époque on croyait que plus la galaxie était loin, plus sa vitesse apparente d’éloignement était considérable. Finalement, on crut observer des vitesses proches de celles de la lumière. Certains savants déclarèrent que la limite de visibilité du Cosmos était la distance d’où les galaxies semblaient avoir atteint la vitesse de la lumière ; en effet, nous n’en aurions reçu aucun rayon et n’aurions jamais pu les voir. On sait pourquoi la lumière des galaxies lointaines rougit. Le phénomène a plusieurs causes ainsi que cela a toujours été dans l’histoire de la science. Des amas lointains d’étoiles nous ne recevons que la lumière émise par leurs centres brillants. Ces masses énormes de matières sont entourées de champs électromagnétiques annulaires qui agissent sur les rayons lumineux par leur puissance et aussi par leur extension ; ils ralentissent les vibrations de la lumière dont les ondes s’allongent et deviennent rouges. Dans l’antiquité, les astronomes savaient déjà que la lumière des étoiles très denses rougissait, que les raies du spectre se déplaçaient vers l’extrémité rouge et l’étoile semblait s’éloigner, comme par exemple la naine blanche Sirius B, seconde composante de Sirius. Plus la galaxie est éloignée, plus le rayonnement qui nous en parvient est centralisé, et plus le déplacement vers l’extrémité rouge du spectre est prononcé.
D’autre part, les ondes lumineuses qui franchissent une très grande distance sont « ébranlées », et les quanta de lumière perdent une partie de leur énergie. Ce phénomène est expliqué de nos jours : les ondes rouges peuvent aussi être des ondes ordinaires fatiguées, « vieillies ». Ainsi, les ondes lumineuses, si pénétrantes, « vieillissent » en traversant les espaces démesurés. Quel espoir aurait donc l’homme de les franchir, à moins d’attaquer la gravitation même par son opposé, suivant les calculs de Ren Boz …
Enfin, l’angoisse a diminué ! Nous avons raison de risquer cette expérience sans précédent !
Mven Mas sortit comme d’habitude sur le balcon de l’observatoire et s’y promena à pas précipités. Dans ses yeux las clignotaient encore les galaxies qui envoyaient à la Terre leurs ondes rouges, tels des signaux de détresse, des appels à la pensée toute-puissante de l’homme. Mven Mas eut un rire silencieux, plein d’assurance. Ces rayons rouges seraient un jour aussi familiers que ceux qui avaient éclairé le corps de Tchara Nandi à la fête des Coupes à Feu, de cette Tchara qui lui était soudain apparue sous l’aspect de la fille cuivrée d’Epsilon du Toucan, sa princesse lointaine …
Oui, c’est sur Epsilon du Toucan qu’il orienterait le vecteur de Ren Boz non plus seulement pour voir ce monde splendide, mais aussi en l’honneur de sa représentante sur la Terre !
CHAPITRE IX
L’ÉCOLE DU TROISIÈME CYCLE
L’école 410 du troisième cycle se trouvait dans le sud de l’Irlande. De vastes champs, des vignes et des bouquets de chênes descendaient des collines verdoyantes jusqu’à la mer. Véda Kong et Evda Nal, venues à l’heure des études, suivaient lentement le corridor qui faisait le tour des classes disposées sur le périmètre d’un bâtiment circulaire. Le temps était pluvieux, aussi les leçons se passaient-elles dans les salles et non sur les pelouses, à l’ombre des feuillages, comme d’ordinaire.
Véda Kong, qui se sentait redevenue écolière, marchait en tapinois et écoutait aux entrées en chicane, sans portes, comme dans la plupart des établissements scolaires. Evda Nal se prêta au jeu. Elles guignaient de derrière les cloisons, cherchant la fille d’Evda sans se faire voir.
Dans la première pièce, elles aperçurent tracé à la craie bleue, sur tout le mur, un vecteur entouré d’une spirale. Deux portions de la courbe s’encadraient d’ellipses transversales où était inscrit un système de coordonnées rectangulaires.
— Les mathématiques bipolaires ! s’écria Véda avec une épouvante comique.
— Plus que cela ! Attendons un peu, répliqua Evda.
— Maintenant que nous avons pris connaissance des fonctions du mouvement cochléaire ou mouvement spiral progressif, nous abordons la notion du calcul répagulaire. — Le professeur grisonnant, aux yeux vifs, enfoncés dans les orbites, grossit la ligne à la craie. — Il doit son nom à un mot latin qui signifie « barrière », plus exactement le passage d’un état à un autre, pris sous un aspect bilatéral … Le professeur montra une large ellipse dessinée en travers de la spirale. Autrement dit, c’est l’étude mathématique des phénomènes de transition réciproque …
Véda se retira derrière la cloison, tirant sa compagne par la main.
— Voilà du nouveau ! C’est du domaine dont parlait votre Ren Boz sur la plage …
— L’école présente toujours aux élèves ce qu’il y a de plus nouveau et rejette constamment ce qui est caduc. Si la jeune génération ressassait les vieilles idées, comment assurerait-on un progrès rapide ? On perd assez de temps déjà à transmettre les connaissances aux enfants. Il s’écoule des dizaines d’années avant que l’enfant soit assez instruit pour accomplir des œuvres grandioses. Cette pulsation des générations, où on avance d’un pas pour reculer aussitôt de neuf dixièmes, jusqu’à ce que la relève ait grandi et se soit formée, est la plus dure loi biologique de la mort et de la renaissance. Bien des choses que nous avons apprises en mathématiques, en physique et en biologie sont désuètes. Votre branche à vous, l’histoire, vieillit moins vite, étant très vieille en soi.
Elles glissèrent un coup d’œil dans la pièce suivante. L’institutrice qui leur tournait le dos et les écoliers absorbés par ses paroles ne les remarquèrent pas. Les visages attentifs et les joues rosies des élèves témoignaient de l’intérêt qu’éveillait en eux la leçon. C’était la dernière classe du troisième cycle, car il y avait là des garçons et des filles de dix-sept ans.