— L’humanité a passé par les plus rudes épreuves, disait l’institutrice d’une voix émue, et le principal dans l’histoire scolaire reste toujours l’étude des grandes erreurs humaines et de leurs conséquences. Nous avons subi la complication excessive de la vie et des objets d’usage courant, pour en arriver à leur simplification maximum. La complication de la vie conduisait dialectiquement à l’appauvrissement de la culture spirituelle. Il ne doit pas y avoir d’objets superflus qui entravent l’homme, dont les sentiments et les perceptions sont beaucoup plus fins et plus nuancés dans une vie simple. Tout ce qui doit satisfaire les besoins quotidiens est élaboré par les plus grands esprits, au même titre que les problèmes capitaux de la science. Nous avons suivi la voie d’évolution générale du monde organique, qui tend à libérer l’attention en automatisant les mouvements, en développant les réflexes dans l’activité du système nerveux. L’automatisation des forces productives de la société a créé un système analogue dans l’industrie et permet à de nombreuses personnes de se livrer à la tâche fondamentale de l’homme : les recherches scientifiques. La nature nous a pourvus d’un grand cerveau investigateur, dont les fonctions se limitaient autrefois à la recherche de la nourriture et à l’examen de sa comestibilité …
— C’est bien ! chuchota Evda Nal, et là-dessus elle vit sa fille. Celle-ci, sans se douter de rien, contemplait pensivement la surface ondulée de la vitre qui cachait la vue du dehors.
Véda Kong la comparait curieusement à sa mère. Les mêmes cheveux noirs, plats et longs, noués chez la fille d’une cordelette bleu clair et repliés en deux grandes boucles. Le même ovale du visage, rétréci dans le bas, un peu enfantin à cause du front trop large et des pommettes saillantes. La jaquette blanche, en laine artificielle, soulignait la pâleur olivâtre du teint et le noir des yeux, des sourcils et des cils. Un collier de corail rouge relevait l’originalité incontestable de son type.
La jeune fille portait, comme toutes les élèves, une culotte courte, qui se distinguait des autres par des franges rouges sur les coutures latérales.
— Une parure indienne, murmura Evda Nal en réponse au sourire interrogateur de sa compagne.
À peine Evda et Véda avaient-elles regagné le corridor, que l’institutrice quitta la classe. Plusieurs élèves la suivirent, dont la fille d’Evda. Elle se figea soudain, à la vue de sa mère, son orgueil et son modèle de tout temps. Evda ignorait qu’il y eût à l’école un cercle de ses admirateurs qui voulaient embrasser la même carrière que la célèbre doctoresse …
— Maman ! chuchota la fillette, et jetant à la compagne de sa mère un regard timide, elle se serra contre Evda.
L’institutrice s’était arrêtée et s’approchait avec un aimable salut.
— Il faut que j’informe le conseil scolaire, dit-elle sans tenir compte du geste de protestation d’Evda Nal, nous profiterons quelque peu de votre visite !
— Profitez plutôt de cette personne.
Evda présenta Véda Kong.
La maîtresse d’histoire rougit et parut toute jeune.
— Très bien, fit-elle en tâchant de garder un ton grave, nous sommes à la veille de la promotion. Les conseils d’Evda Nal et un aperçu des civilisations et des races anciennes donnés par Véda Kong, voilà qui vient à point pour nos pupilles ! N’est-ce pas, Réa ?
La fille d’Evda battit des mains. L’institutrice courut au pas gymnastique vers les bureaux situés dans un bâtiment long et tout droit.
— Réa, si tu manquais les travaux manuels pour faire un tour avec nous dans le jardin ? Proposa Evda à l’adolescente. Je n’aurai pas le temps de te revoir avant que tu aies choisi tes travaux d’Hercule. Nous n’avons pas pris de décision définitive la dernière fois …
Réa prit sa mère par la main, sans mot dire. Les études à l’école alternaient toujours avec les travaux manuels. Le polissage des verres optiques, qui faisait l’objet de la leçon suivante, était la besogne préférée de la jeune fille, mais pouvait-il y avoir quelque chose de plus intéressant et de plus important que l’arrivée de sa mère !
Véda se dirigea vers un petit observatoire qu’on apercevait au loin et laissa la mère et la fille en tête à tête. Réa, pendue comme une gosse au bras robuste de sa mère, marchait d’un air songeur.
— Où est ton petit Kaï ? s’enquit Evda, et la fillette s’attrista visiblement.
Kaï était son élève : les grands fréquentaient les écoles voisines du premier ou du second cycle pour s’occuper des filleuls qu’ils y avaient choisis. Cette aide aux instituteurs était imposée par le soin qu’on mettait à éduquer les enfants.
— Kaï a passé au second cycle et il est parti. Je le regrette tellement … Pourquoi nous déplace-t-on tous les quatre ans, de cycle en cycle ?
— La monotonie des impressions fatigue l’esprit et émousse les facultés. L’effet instructif et éducatif de l’école diminuerait d’une année à l’autre. C’est pourquoi les douze années d’école sont partagées en trois cycles de quatre ans, et après chaque cycle vous changez de contrée. Seuls les bambins du cycle préscolaire zéro, âgés d’un à quatre ans, n’ont pas besoin de ces mutations.
— Et pourquoi chaque cycle étudie et vit à part ?
— Vous devenez en grandissant des êtres de qualités différentes. La vie en commun de groupes de tout âge entrave l’éducation et agace les élèves eux-mêmes. Nous avons réduit la différence au minimum en répartissant les enfants dans trois cycles, mais c’est encore imparfait. Ainsi, le premier cycle doit évidemment être subdivisé en deux groupes, et c’est ce qu’on fera un jour … Mais voyons d’abord tes projets. Je vous ferai une conférence qui t’éclairera peut-être …
Réa se confia à sa mère avec la franchise d’un enfant de l’Ère de l’Anneau, qui n’avait jamais été en butte aux railleries vexantes et à l’incompréhension. Elle incarnait la jeunesse candide, mais déjà pleine d’attente rêveuse. À dix-sept ans, elle allait terminer l’école et accéder au triennat des travaux d’Hercule, où elle se mêlerait aux adultes. Les travaux achèveraient de déterminer ses goûts et ses capacités. Ensuite, deux années d’études supérieures qui donnaient aux jeunes spécialistes le droit d’exercer librement leur profession. Au cours de sa longue vie, l’homme acquérait cinq ou six spécialités et changeait d’emploi de temps à autre ; mais les premières tâches difficiles, les travaux d’Hercule, étaient d’une grande portée. Aussi les choisissait-on après mûres réflexions et toujours en consultant un aîné …
— Avez-vous subi les épreuves psychologiques de fin d’études ? demanda Evda, les sourcils froncés.
— Oui. J’ai de 20 à 24 dans les huit premiers groupes, de 18 à 19 dans le dixième et le treizième, et même 17 dans le dix-septième, s’écria fièrement Réa.
— Bravo ! fit Evda, ravie. Tous les chemins te sont ouverts. Tu ne t’es pas ravisée quant au premier exploit ?
— Non. Je serai infirmière dans l’île de l’Oubli, après quoi tout notre cercle travaillera à l’hôpital psychologique du Jutland.
Réa parla à sa mère du cercle de ses « adeptes ». Evda ne fut pas avare de plaisanteries à l’adresse de ces psychologues zélés, mais Réa la persuada d’être leur mentor.
— Je serais obligée de rester ici jusqu’à la fin de mes vacances, remarqua Evda en riant. Que fera Véda pendant ce temps ?
Réa se ressouvint de la compagne de sa mère.
— Elle est bonne, dit sérieusement la fillette, et presque aussi belle que toi !