— Le satellite 57 a péri ! avoua-t-il sans préambule, avec la sensation de plonger dans une eau noire. Grom Orm tressaillit, son visage devint encore plus aigu.
— Comment cela se fait-il ?
Mven Mas raconta l’histoire en termes brefs et précis, sans dissimuler que l’expérience fût interdite et sans se ménager. Le président du Conseil avait froncé les sourcils, de longues rides s’étaient creusées autour de sa bouche, mais ses yeux demeuraient calmes.
— Attendez, je vais faire secourir Ren Boz. Croyez-vous qu’Af Nout …
— Ah, si c’était lui !
L’écran ternit. L’attente parut interminable. Mven Mas se maîtrisait dans un effort suprême. Allons encore une petite minute …, revoilà Grom Orm.
— J’ai trouvé Af Nout et lui ai envoyé un planétonef. Il lui faut au moins une heure pour préparer le matériel et prévenir ses assistants. Af Nout sera chez vous dans deux heures. Assurez le transport d’une charge lourde. Au fait, votre expérience a-t-elle réussi ?
La question prit l’Africain au dépourvu. Il avait certainement vu Epsilon du Toucan. Mais était-ce le contact réel de ce monde infiniment lointain ? Ou bien l’action funeste de l’expérience sur l’organisme et le désir ardent de voir avaient-ils produit une hallucination ? Pouvait-il annoncer au monde entier que l’expérience avait réussi et qu’il fallait de nouveaux efforts, de nouveaux sacrifices pour la répéter ? Que la méthode de Ren Boz valait mieux que celles de ses prédécesseurs ? De crainte d’exposer les autres, ils avaient tenté l’expérience à eux deux, les insensés ! Qu’avait vu Ren, que pouvait-il raconter ? … À supposer qu’il soit en état de parler et qu’il ait vu quelque chose …
Mven Mas se montra encore plus franc :
— Je n’ai pas la preuve du succès. J’ignore ce qu’a vu Ren Boz …
Une tristesse manifeste assombrit le visage de Grom Orm. Simplement attentif l’instant d’avant, il était devenu austère.
— Que comptez-vous faire ?
— Permettez-moi de remettre mes pouvoirs à Junius Ante. Je ne suis plus digne de diriger la station. Mon devoir est de rester auprès de Ren Boz jusqu’à la fin … L’Africain hésita et reprit : Jusqu’à la fin de l’opération. Après quoi … je me retirerai dans l’île de l’Oubli en attendant le jugement … Je me suis déjà condamné moi-même !
— Vous avez peut-être raison. Mais beaucoup de circonstances m’échappent et je m’abstiens de me prononcer. Votre cas sera examiné à la prochaine séance du Conseil. Qui proposez-vous comme votre remplaçant, tout d’abord pour restaurer le satellite ?
— Je ne connais pas de meilleur candidat que Dar Véter !
Le président approuva de la tête. Il dévisagea un moment l’Africain, comme s’il voulait ajouter quelque chose, puis il fit un geste d’adieu. L’écran s’éteignit au bon moment, car la tête de Mven Mas s’était brouillée.
— Informez Evda Nal de ma part, chuchota-t-il au directeur de l’observatoire qui se tenait à côté de lui. Il tomba, essaya en vain de se relever et ne bougea plus.
La venue d’un homme de type mongoloïde, d’assez petite taille, au sourire gai et aux allures impératives, attira l’attention générale. Ses assistants lui obéissaient avec l’empressement joyeux des soldats de l’antiquité commandés par un grand capitaine. Mais le prestige du martre n’annulait pas leur propre initiative. C’était un groupe uni de gens énergiques, prêts à combattre le pire ennemi de l’homme : la mort.
En apprenant que la fiche d’hérédité de Ren Boz n’était pas encore arrivée, Af Nout s’emporta ; mais il se calma aussitôt, quand on lui dit qu’Evda Nal en personne s’était chargée de la remplir et de l’apporter.
Le directeur de l’observatoire demanda prudemment à quoi servirait l’hérédité de Ren Boz et quelle aide pouvaient lui fournir ses ancêtres. Af Nout plissa les paupières avec malice, comme s’il confiait un secret à un ami.
— L’ascendance de tout individu est étudiée non seulement pour comprendre sa structure psychique et pronostiquer dans ce domaine. Non moins importantes sont les données sur les particularités neurophysiologiques, la résistance de l’organisme, l’immunologie, la réaction sensitive aux traumatismes et l’allergie aux remèdes. Le choix du traitement est impossible sans la connaissance de la structure héréditaire et des conditions de vie des ancêtres.
Comme le directeur allait poser une autre question, Af Nout l’arrêta :
— J’en ai assez dit pour vous mettre sur la voie. Le temps presse !
Le directeur balbutia des excuses que l’autre ne prit pas la peine d’écouter.
Sur la plate-forme aménagée au pied de la montagne, on dressait en hâte une salle d’opération où on amenait l’eau, le courant et l’air comprimé. D’innombrables ouvriers offraient leurs services à l’envi, et le pavillon en éléments préfabriqués fut monté en trois heures. Parmi les médecins qui avaient bâti l’installation expérimentale, les assistants d’Af Nout choisirent quinze personnes pour desservir cette clinique érigée en hâte. Ren Boz fut transféré sous la coupole en plastique translucide, entièrement stérilisée et ventilée à l’air pur, qui passait par des filtres spéciaux. Af Nout et quatre assistants entrèrent dans le premier compartiment de la salle d’opération et y restèrent plusieurs heures pour s’exposer aux ondes bactéricides et à l’air saturé d’émanations désinfectantes jusqu’à ce que leur haleine elle-même devînt aseptique. Alors, ils se mirent à l’œuvre, alertes et sûrs d’eux.
Pour les os fracturés et les veines rompues du physicien, on utilisait des crampons et des éclisses en tantale, qui n’irritaient pas les tissus. Af Nout examina les lésions des entrailles. Les intestins crevés et l’estomac, débarrassés des parties nécrosées, furent recousus et placés dans un bain de solution cicatrisante B 314, qui correspondait aux facultés somatiques de l’organisme. Ensuite Af Nout entreprit la besogne la plus délicate. Il extraya de l’hypocondre le foie noirci, percé par les éclats des côtes, et, pendant que les assistants tenaient l’organe en suspens, il tira à sa suite les fils ténus des nerfs autonomes sympathiques et parasympathiques. La moindre lésion de la plus fine ramille risquait d’entraîner des détériorations irréparables. D’un mouvement rapide, le chirurgien trancha la veine porte et adapta à ses deux extrémités des vaisseaux artificiels. Quand il eut fait de même pour les artères, il mit le foie dans un vase rempli de solution B 314. Après cinq heures d’opération, tous les organes endommagés de Ren Boz se trouvaient dans des récipients. Du sang artificiel circulait dans son corps, propulsé par le cœur véritable et une pompe automatique qui le secondait. On pouvait attendre maintenant que les organes enlevés fussent guéris. Af Nout n’avait pas la possibilité de remplacer carrément le foie malade par un autre, conservé dans les magasins chirurgicaux de la planète, car cela eût exigé des recherches supplémentaires dont la durée pouvait être fatale au malade. Un chirurgien resta pour veiller le corps, immobile et étalé comme un cadavre disséqué, pendant que l’équipe suivante achevait de se désinfecter.
La porte de l’enceinte qui entourait la salle d’opération coulissa bruyamment, et Af Nout parut, clignant des yeux et s’étirant comme un fauve à son réveil, escorté de ses aides maculés de sang. Evda Nal, pâle et fatiguée, vint à sa rencontre et lui tendit la généalogie de Ren Boz. Il s’en saisit, la parcourut et poussa un soupir de soulagement.