Выбрать главу

Evda Nal et Tchara avaient pris place sur un divan, contre la cloison postérieure de la cabine, à un demi-mètre au-dessus des sièges des mécaniciens. Elles se laissaient hypnotiser par le chemin qui filait à leur rencontre. La voie géante fendait les crêtes des montagnes, franchissait les plaines sur des remblais colossaux, traversait les détroits et les golfes sur des estacades basses.

La vitesse de deux cents kilomètres à l’heure changeait les arbres des talus en nappes continues, rougeâtres, couleur de malachite ou vert sombre, selon les essences : pins, eucalyptus, oliviers … La mer calme de l’Archipel, qui s’étendait des deux côtés de l’estacade, se ridait au souffle du vent soulevé par les wagons immenses. Les ondes se propageaient en éventail, obscurcissant la transparence bleue de l’eau …

Les deux femmes regardaient autour d’elles en silence, pensives, préoccupées. Quatre heures s’écoulèrent ainsi. Elles en passèrent quatre autres dans les fauteuils moelleux du salon de l’étage, parmi les voyageurs, et se quittèrent à la gare, sur la côte occidentale de l’Asie Mineure. Evda prit l’électrobus qui l’emmena au port, tandis que Tchara continuait son chemin jusqu’à la station du Taurus Oriental, d’où partait la première branche sud. Deux heures plus tard, elle était dans une plaine torride dont l’air sec vibrait de chaleur. C’était là, au bord de l’ancien désert de Syrie, que se trouvait Déir ez Zor, aéroport des spiroptères, dangereux pour les lieux habités.

Tchara Nandi ne devait jamais oublier les longues heures d’attente à Déir ez Zor. Elle méditait sans cesse ses actes et ses paroles en prévision de sa rencontre avec Mven Mas ; elle faisait des projets de recherches dans l’île de l’Oubli, où tout s’effaçait dans la succession monotone des jours …

Enfin, on vit apparaître en bas, dans les déserts de Néfoud et Rob al-Khali, les vastes champs de cellules thermoélectriques, formidables centrales qui convertissaient la chaleur solaire en électricité. Elles s’alignaient en rangées régulières sur les dunes fixées et nivelées, sur les plateaux inclinés vers le sud, dans les labyrinthes des ravins comblés. C’étaient des monuments de la lutte grandiose de l’humanité pour l’énergie, lutte entreprise après l’épuisement des réserves terrestres de houille et de pétrole, après les premiers échecs de l’énergie atomique, quand l’humanité en fut réduite à utiliser surtout l’énergie du soleil, sous forme de centrales hydro-électriques et solaires. L’assimilation de nouveaux genres d’énergie, P, Q, F, avait mis fin depuis longtemps à ce rationnement strict. Les forêts d’aéromoteurs, autre réserve d’énergie de la Zone habitée Nord, se dressaient, immobiles, le long de la côte méridionale de l’Arabie. Le spiroptère franchit aussitôt la lisière estompée du continent et survola l’océan Indien. Cinq mille kilomètres n’étaient pas une distance considérable pour un appareil aussi rapide. Peu après, Tchara Nandi, accompagnée d’invitations à un retour prochain, descendait du spiroptère, les jambes gourdes.

Le directeur de la station d’atterrissage chargea sa fille de conduire la voyageuse en hors-bord jusqu’à l’île de l’Oubli. Les deux jeunes filles savouraient la course rapide de l’esquif sur les grosses vagues du large. Le canot fonçait droit sur le rivage oriental de l’île vers une grande baie où se trouvait l’un des centres médicaux du Vaste Monde.

Des cocotiers qui penchaient leurs palmes vers la plage frangée d’écume souhaitèrent la bienvenue à Tchara. Le centre était désert, tout le personnel étant parti à l’intérieur de l’île pour exterminer des tiques découvertes sur des rongeurs sylvestres.

Auprès du centre, il y avait des écuries. On élevait les chevaux pour travailler dans les endroits, tels que l’île de l’Oubli, et dans les maisons de cure 0ù l’usage des vissoptères était défendu à cause du bruit et où les cars électriques ne pouvaient circuler, à défaut de routes. Quand Tchara eut pris du repos et se fut changée, elle alla voir ces bêtes superbes et rares. Elle rencontra là-bas une femme qui dirigeait adroitement les machines à distribuer le fourrage et à balayer. Tchara lui donna un coup de main et on fit connaissance.

La jeune fille demanda comment elle pourrait retrouver au plus vite dans l’île une personne de sa connaissance. La femme lui recommanda de suivre une des caravanes sanitaires qui sillonnaient le pays en tous sens et le connaissaient mieux que les aborigènes. Le conseil plut à Tchara.

CHAPITRE XI

L’ILE DE L’OUBLI

Le hors-bord traversait le détroit de Pal sous un fort vent debout, en bondissant par-dessus les vagues plates. Deux mille ans auparavant, il y avait là une barrière de bancs de sable et de récifs de coraux qui s’appelait le Pont d’Adam. Des phénomènes géologiques récents l’avaient remplacée par une fosse profonde aux eaux noires, qui séparait l’humanité active des amateurs du repos.

Mven Mas se tenait près du garde-fou, les jambes écartées, et contemplait l’île de l’Oubli dont la silhouette grandissait peu à peu à l’horizon. Cette fie immense, baignée d’un océan tiède, était un paradis terrestre. Le paradis, selon les anciennes idées religieuses, est un refuge posthume délicieux, sans soucis ni labeur. De même, l’île de l’Oubli servait de refuge à ceux que ne tentaient plus l’activité intense du Vaste Monde et le travail en commun.

Blottis contre le sein de la Terre Nourricière, ils passaient là des années paisibles, en se livrant aux travaux simples et monotones de l’agriculture, de la pêche ou de l’élevage.

Bien que l’humanité eût cédé à ses faibles confrères une contrée vaste et fertile, l’économie primitive du pays ne pouvait assurer l’abondance à ses habitants, surtout aux époques de mauvaise récolte ou par suite d’autres désordres propres aux forces productrices peu développées. C’est pourquoi le Vaste Monde donnait toujours à l’île de l’Oubli une part de ses ressources.

Trois ports, dans le nord-ouest, le sud et l’est de l’île, recevaient les vivres conservés pour de longues années, les médicaments, les moyens de défense biologique et autres objets de première nécessité. Les trois gouverneurs résidaient également dans le nord, l’est et le sud et s’appelaient chefs des éleveurs, des agriculteurs et des pêcheurs. Ces hommes élus par la population se distinguaient par la force de leur caractère. Certains seraient devenus d’implacables tyrans, sans la vigilance des Conseils de l’Économie et de la Santé, ainsi que du Contrôle d’Honneur et de Droit.

Tout en examinant son futur refuge, Mven Mas se demanda s’il n’appartenait pas, lui aussi, à la catégorie des « taureaux », mais il chassa aussitôt cette idée avec indignation. Le « taureau », fort et énergique, ignore la compassion et n’obéit qu’à ses instincts les plus vils. Ces gens, qui tenaient leur caractère de combinaisons fortuites de l’hérédité, devaient se surveiller sévèrement toute leur vie pour être dignes de la société moderne. Mais ces tares étaient devenues réparables, grâce à la connaissance approfondie des êtres vivants. Les souffrances, les discordes et les malheurs des temps anciens étaient toujours aggravés par les individus de cette espèce, qui se proclamaient sous divers titres gouvernants infaillibles, autorisés à réprimer toute opposition, à extirper toute idée et tout principe différents des leurs. Depuis, l’humanité abhorrait toute manifestation d’absolutisme et craignait particulièrement les « taureaux », qui vivaient au jour le jour, sans respecter les lois inviolables de l’économie, sans souci de l’avenir. Les guerres et l’économie inorganisée de l’Ère du Monde Désuni conduisirent au pillage de la planète. On abattit les forêts, on brûla les réserves de houille et de pétrole amassées pendant des millions d’années, on pollua l’air d’acide carbonique et de résidus fétides d’usines mal aménagées, on extermina de beaux animaux inoffensifs, jusqu’à ce que le monde fût parvenu au seul régime susceptible d’assurer l’existence de l’humanité : le régime communiste. Une longue tâche incomba à la postérité. Dans l’Ère de l’Unification, il fallut réorganiser, au prix de grands efforts, des pays où les arbres eux-mêmes avaient dégénéré en buissons et le bétail en races naines. Des débris : éclats de verre, papiers, ferraille, souillaient le sol ; des coulées de cambouis et des résidus chimiques empoisonnaient les cours d’eau et les rivages des mers. Ce n’est qu’après l’épuration radicale de l’eau, de l’air et de la terre que l’humanité donna son aspect actuel à la planète, où on peut marcher partout pieds nus, sans se blesser …