Mven Mas monta sur un rocher et regarda tout autour. À sa gauche, le soleil déclinait vers le plateau ; derrière lui, une montagne boisée dressait son sommet arrondi.
En bas, une rivière rapide luisait dans le crépuscule, entre des bambous pennés. Il y avait là, à une demi-journée de marche, des ruines envahies par les fourrés et vieilles de six mille ans ; c’était l’ancienne capitale de l’île. D’autres villes abandonnées, plus grandes et mieux conservées, existaient dans le pays. Mais Mven Mas n’en avait cure pour le moment …
Les bestiaux étaient couchés, masses noires dans l’herbe assombrie. La nuit tombait à vue d’œil. Les étoiles s’allumaient dans le ciel obscurci. Ténèbres familières à l’astronome …, figures bien connues des constellations …, vive clarté des grands astres. On aperçoit aussi le Toucan fatal … mais les yeux humains sont si faibles ! Il ne reverra jamais les spectacles grandioses du Cosmos, les spirales des galaxies, les planètes mystérieuses et les soleils bleus. Ce ne sont pour lui que des lumières infiniment lointaines. Qu’importe que ce soient des étoiles ou des lampes fixées à une voûte de cristal, comme le croyaient les anciens. Pour lui, c’est pareil !
L’Africain se secoua et se mit à entasser du bois mort. Voici un autre objet devenu indispensable : un petit briquet. Peut-être commencerait-il un de ces jours, comme certains habitants, à fumer pour tromper l’ennui qui l’engluait !
Les flammes dansèrent, chassant l’obscurité, éteignant les étoiles. Les gros bovidés s’ébrouaient paisiblement. Mven Mas fixait le feu d’un regard pensif.
La planète radieuse n’était-elle pas devenue un gîte obscur pour Mven Mas ?
Non, sa fière renonciation n’était que la vanité de l’ignorance. Il s’ignorait lui-même, il sous-estimait la valeur de sa vie créatrice, il ne réalisait pas la force de son amour pour Tchara. Plutôt sacrifier sa vie en une heure pour une grande cause du Vaste Monde que de vivre ici un siècle …
L’île de l’Oubli comptait près de deux cents stations de cure dont le personnel, volontaires du Vaste Monde, mettait à la disposition des habitants toute la puissance de la médecine moderne. Des jeunes du Vaste Monde travaillaient également dans les détachements sanitaires qui préservaient l’île des maladies et des animaux nuisibles. Mven Mas évitait de les rencontrer, pour ne pas se sentir un réprouvé du monde de la beauté et du savoir.
Il fut relevé à l’aube par un autre berger. Ayant deux jours de libre, il décida de se rendre dans la petite ville voisine pour se procurer une cape, car les nuits dans la montagne devenaient fraîches.
Il faisait très chaud, lorsque Mven Mas descendit dans une vaste plaine tapissée de fleurs mauves et jaune d’or, où voletaient des insectes aux couleurs vives. Une brise légère agitait les plantes dont les corolles délicates frôlaient au passage les genoux de l’Africain. Parvenu au milieu de l’immense champ, il s’arrêta, émerveillé par la beauté radieuse de ce parterre naturel. Il se penchait d’un air pensif, pour caresser les pétales mouvants, et se sentait comme dans un rêve enfantin …
Un son rythmé s’éleva, presque imperceptible. Mven Mas leva la tête et vit une jeune fille qui marchait vite, dans les fleurs jusqu’à mi-corps. Elle se présenta de profil et Mven Mas admira sa jolie silhouette. Un vif regret lui perça le cœur : ç’aurait pu être Tchara, si … si les choses avaient tourné autrement …
Son don d’observation lui apprit aussitôt que la jeune fille était inquiète. Elle se retournait et pressait le pas, comme si elle était poursuivie. L’Africain changea de direction et la rejoignit en hâte, redressant sa grande taille.
L’inconnue s’arrêta. Un fichu bariolé, noué en croix, emprisonnait son torse ; le bas de sa jupe rouge était trempé de rosée. Les bracelets fins qui lui ceignaient les poignets sonnèrent plus fort lorsqu’elle rejeta en arrière ses cheveux noirs emmêlés. Ses yeux tristes le regardaient fixement de sous les frisons courts qui lui tombaient en désordre sur le front et les joues. Elle haletait, sans doute essoufflée par une longue marche … Des gouttes de sueur perlaient sur son beau visage brun. Elle fit quelques pas hésitants à la rencontre de Mven Mas.
— Qui êtes-vous, où courez-vous ainsi ? Avez-vous besoin de secours ?
Elle le dévisagea et répondit précipitamment :
— Je suis Onare, de la cité n° 5. Je n’ai besoin de rien !
— On ne le dirait pas ! Vous êtes lasse et tourmentée. Qu’est-ce qui vous menace ? Pourquoi refusez-vous mon aide ?
La jeune fille le regarda, et ses yeux rayonnèrent, profonds et purs comme ceux d’une femme du Vaste Monde.
— Je sais qui vous êtes ! Un homme venu de là-bas, elle indiqua du geste la direction de l’Afrique et de la mer, un homme bon et confiant.
— Soyez-le aussi ! On vous persécute ?
— Oui ! s’écria-t-elle avec l’accent du désespoir, il me poursuit …
— Quel est celui qui ose vous terroriser et vous faire la chasse ?
Elle s’empourpra et baissa les yeux :
— Un homme qui veut que je sois sa …
— N’êtes-vous pas libre de choisir ? Peut-on se faire aimer par contrainte ? Qu’il vienne, et je lui dirai …
— Non, non ! Lui aussi est du Vaste Monde, mais il est là depuis longtemps et il est aussi fort … mais pas comme vous … Il est terrible !
L’Africain eut un rire plein d’insouciance.
— Où allez-vous ?
— À la cité n° 5. Je l’ai rencontré sur le chemin de la ville …
Mven Mas fit un signe de tête et prit la jeune fille par la main. Elle la laissa dans la sienne et le suivit sur le sentier qui menait à la cité.
En cours de route, tout en se retournant de temps à autre, d’un air anxieux, Onare raconta que son persécuteur était toujours escorté de deux hommes robustes et méchants qui lui obéissaient.
Sa crainte de parler haut indignait Mven Mas. La haine des oppresseurs, des sociétés secrètes qui se cachaient de la conscience et du jugement du peuple, il l’avait puisée dès l’enfance dans l’histoire, dans les livres, les films et les œuvres musicales. Il ne pouvait se résigner à l’existence de l’oppression, si rare qu’elle fût, dans le monde actuel !
Mven Mas sursauta :
— Pourquoi les gens restent-ils passifs et ne préviennent-ils pas le Contrôle d’Honneur et de Droit ? Est-ce qu’on n’apprend pas l’histoire dans vos écoles et vous ignorez où mènent les plus petits foyers de violence ?
— Nous le savons, répondit machinalement Onare, le regard fixe.
Passé la plaine fleurie, le sentier s’enfonçait dans les fourrés en décrivant un brusque virage. Deux hommes surgirent au tournant et leur barrèrent la route. La jeune fille retira vivement sa main en chuchotant :
— Partez, homme du Vaste Monde, j’ai peur pour vous !
— Saisissez-la, cria derrière un buisson une voix impérieuse. Ce ton brutal était étranger à l’époque de l’Anneau. Mven Masse plaça instinctivement devant la jeune fille et tâcha de raisonner ces hommes féroces, mais il se tut bientôt, voyant que ses paroles restaient sans effet.
Les jeunes gens bien découplés coururent à lui et essayèrent de le repousser loin d’Onare, mais il était inébranlable comme un roc.
Alors, avec la rapidité de l’éclair, l’un des assaillants lui envoya un coup de poing dans la figure. Mven Mas vacilla. Il n’avait jamais eu affaire à des attaques pareilles, froidement calculées en vue de meurtrir.
L’autre ennemi le frappa aux reins, et Mven Mas entendit à travers le tintement de ses oreilles le cri angoissé d’Onare. Aveuglé par la fureur, il se jeta sur ses adversaires. Deux coups, au ventre et à la mâchoire, l’abattirent. Onare tomba à genoux pour le protéger, mais les scélérats l’empoignèrent avec une clameur de triomphe. Les coudes tirés en arrière, elle se cambra d’un geste douloureux, la tête renversée. Les mains souillées de terre et du sang de Mven Mas pressèrent le corps palpitant de la jeune fille, qui éclata en sanglots.