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Quelquefois l’astronef réussissait, comme la Voile, à lancer un appel suprême. Mais la plupart du temps, les messages ne parvenaient pas, vu la difficulté qu’on avait à les orienter. Pour les émissions du Grand Anneau, on avait repéré, au cours des millénaires, les directions exactes et on pouvait en outre les varier, en transmettant les messages d’une planète à l’autre. Les vaisseaux stellaires se trouvaient en général dans les zones inexplorées où les directions de l’émission ne pouvaient être devinées que par hasard …

La majorité des astronautes admettaient l’existence, dans le Cosmos, de champs neutres ou zones zéro, qui absorbaient les radiations et les messages. Les astrophysiciens, par contre, qualifiaient les zones zéro de chimères nées d’une imagination trop fertile.

Après la cérémonie funèbre et la réunion, qui fut assez brève, Erg Noor tourna la Tantra vers la Terre et brancha les moteurs à anaméson. Ils fonctionnèrent cinquante-deux heures, après quoi le vaisseau s’approcha de la Terre à raison de 21 milliards de kilomètres par jour. Il restait environ six ans terrestres ( indépendants ) de voyage jusqu’au Soleil. Le travail battait son plein au poste central et à la bibliothèque-laboratoire : on calculait et on traçait le nouvel itinéraire.

Il s’agissait de voler pendant six années, en consommant l’anaméson seulement pour rectifier le cours. Autrement dit, il fallait conduire le vaisseau en économisant au maximum l’accélération. La région inexplorée 344+2U, entre le Soleil et l’astronef, donnait de l’inquiétude à tout le monde ; il n’y avait pas moyen de la contourner : de part et d’autre, on rencontrait des zones de météorites libres, sans compter qu’en virant on perdait l’accélération …

Deux mois plus tard, la ligne de vol était calculée, et la Tantra décrivait une courbe douce d’égale intensité.

Le superbe vaisseau stellaire était en parfait état, sa vitesse se maintenait dans les limites voulues. Le temps seul — près de quatre années dépendantes — le séparait à présent du sol natal.

Erg Noor et Niza, fatigués par leur service, avaient sombré dans un profond sommeil, ainsi que deux astronomes, un géologue, un biologiste, un médecin et quatre ingénieurs.

Ils étaient relevés par l’équipe suivante : Pel Lin, un astronavigateur qui en était à sa deuxième expédition, l’astronome Ingrid Ditra et l’ingénieur électronicien Key Baer, qui s’était joint à eux bénévolement. Ingrid, avec l’autorisation de Pel Lin, se retirait souvent dans la bibliothèque voisine du poste central. Elle collaborait avec son vieil ami Key Baer à une symphonie monumentale, La Mort d’une Planète, inspirée par la tragédie de Zirda. Quand il était las d’entendre le susurrement des appareils et de contempler les abîmes noirs du Cosmos, Pel Lin mettait Ingrid à sa place et s’appliquait à déchiffrer des inscriptions mystérieuses, provenant d’une planète du Centaure abandonnée par ses habitants pour une cause inconnue. Il croyait au succès de son entreprise aléatoire …

Il y eut deux relèves encore, le vaisseau s’était rapproché de la Terre d’environ dix trillions de kilomètres, et les moteurs à anaméson n’étaient embrayés que pour quelques heures.

L’équipe de Pel Lin achevait la quatrième veillée depuis que la Tantra avait quitté le lieu du rendez-vous manqué avec l’Algrab.

L’astronome Ingrid Ditra, ses calculs terminés, se retourna vers Pel Lin qui suivait d’un œil mélancolique la palpitation incessante des aiguilles rouges sur les cadrans bleu clair des intensimètres des champs de gravitation. Le ralentissement habituel des réactions nerveuses, auquel étaient sujettes les natures les plus robustes, se faisait sentir dans la seconde moitié de la veillée. L’astronef, gouverné automatiquement, suivait pendant des mois et des années une route établie d’avance. S’il survenait un événement extraordinaire, qui dépassait les facultés de l’automate directeur, la catastrophe était presque inévitable, car l’intervention des hommes serait sans effet : le cerveau humain, si entraîné qu’il fût, ne pouvait réagir assez vite.

— À mon avis, nous sommes en plein dans la région inexplorée 344+2U. Le chef voulait veiller lui-même, dit Ingrid à l’astronavigateur. Pel Lin consulta le compteur chronologique.

— De toute façon, nous serons relevés dans deux jours. Il n’y a pour le moment rien de particulier … On y va jusqu’au bout ?

Ingrid acquiesça d’un signe de tête. Key Baer, sorti des compartiments de l’arrière, occupa son fauteuil près des mécanismes d’équilibre. Pel Lin se leva en bâillant.

— Je vais dormir quelques heures, déclara-t-il à Ingrid. Elle passa docilement au tableau de bord.

La Tantra voguait dans le vide absolu, sans osciller. Pas une météorite, même lointaine, n’était détectée par les appareils de Voll Hod. La route du vaisseau s’écartait un peu de la direction du Soleil : la différence équivalait à environ un an et demi de voyage. Les réflecteurs d’avant étaient d’un noir opaque ; on aurait dit que l’astronef se dirigeait au cœur des ténèbres. Seuls, les télescopes latéraux continuaient à capter un semis d’innombrables étoiles.

Une angoisse étrange secoua les nerfs d’Ingrid. Revenue auprès de ses machines et de ses télescopes, elle vérifiait à nouveau leurs indications et dressait la carte de la région inconnue. La marche se poursuivait sans encombre, et cependant, elle ne pouvait détacher les yeux de l’obscurité sinistre qui s’étendait devant eux. Key Baer avait remarqué l’inquiétude de l’astronome et accordait toute son attention aux appareils.

— Je ne vois rien qui cloche, dit-il enfin. Qu’as-tu donc ?

— Je ne sais pas, c’est ce noir qui m’alarme. Il me semble que le vaisseau pénètre dans une nébuleuse opaque …

— Il y a bien là un nuage, mais nous ne ferons que le frôler. C’est conforme aux calculs ! L’intensité du champ d’attraction s’accroît petit à petit, régulièrement. En traversant cette zone, nous nous approcherons forcément d’un centre de gravitation. Qu’importe qu’il soit sombre ou lumineux ?

— C’est vrai ! dit Ingrid, quelque peu rassurée.

— Le chef et ses principaux adjoints sont parfaits. Nous suivons notre route plus vite qu’il n’était prévu. Si ça continue, nous sommes sauvés et nous atteignons Triton, malgré la pénurie d’anaméson.

Elle se sentit pénétrée de joie à la seule pensée de Triton, le plus gros satellite de Neptune, où l’on avait construit la dernière station astronautique du système solaire. Gagner Triton, c’était revenir chez soi …

— J’espérais qu’on travaillerait un peu à notre symphonie, reprit Key Baer, mais Lin est allé se reposer. Il dormira six ou sept heures ; en attendant, je méditerai seul la finale du second mouvement, tu sais, le passage où nous n’arrivons pas à introduire le motif de la menace. Celui-là … Key chanta plusieurs notes.

— Di-i, di-i, da-ra-ra, répondirent soudain les parois du poste de commande, à ce qu’il parut à Ingrid.

Elle tressaillit, se retourna … et comprit aussitôt. L’intensité du champ d’attraction avait augmenté, et les appareils répondaient par un changement de mélodie.

— Curieuse coïncidence ! fit-elle avec un rire légèrement penaud.

— La gravitation s’est accrue, c’est normal pour le nuage opaque. Sois donc tranquille et laisse dormir Lin.

À ces mots Key Baer quitta le poste central. Dans la bibliothèque vivement éclairée, il s’assit à un petit piano-violon électronique et s’absorba dans la composition musicale. Plusieurs heures s’étaient sans doute passées, lorsque la porte hermétique de la salle s’ouvrit d’une saccade et Ingrid parut.