S’ils meurent en cours de route, leurs dépouilles enfermées dans une fusée s’envoleront dans le Cosmos … C’est ainsi que les barques funéraires de leurs ancêtres emportaient en haute mer les guerriers tombés au champ d’honneur … Mais l’histoire de l’humanité n’a jamais connu de héros qui consentaient à la réclusion perpétuelle dans un vaisseau et quittaient le pays avec la certitude de ne plus revenir … Non, il se trompe, et Véda le lui reprocherait ! A-t-il donc oublié les champions anonymes de la dignité et de la liberté humaine, qui se vouaient à un destin plus terrible encore, à l’incarcération dans les oubliettes, aux pires tortures ? Ces héros de jadis avaient plus de mérite que ses contemporains mêmes qui se préparaient à un vol glorieux dans le Cosmos, vers les mondes inexplorés !
Et lui, Dar Véter, attaché à sa planète, il était si petit en comparaison d’eux et ne ressemblait nullement à un ange du ciel, comme l’appelait pour rire l’adorable Véda Kong !
CHAPITRE XIV
LA PORTE D’ACIER
Le robot minier peina vingt jours dans l’obscurité humide jusqu’à ce qu’il eût déblayé des dizaines de milliers de tonnes de décombres et étayé les voûtes effondrées. L’accès du fond de la caverne était désormais ouvert. Il ne restait plus qu’à en vérifier la sécurité. Des chariots automatiques, mus par des chenilles et une vis d’Archimède, descendirent sans bruit. Les appareils indiquaient, tous les cent mètres, la composition de l’air, la température et le degré d’humidité. Les chariots pénétrèrent à quatre cents mètres de profondeur, en évitant les obstacles. Véda Kong entra ensuite avec son équipe dans la grotte mystérieuse. Quatre-vingt-dix ans auparavant, lors d’une prospection d’eaux souterraines parmi des calcaires et des grès absolument stériles, les indicateurs avaient décelé soudain la présence d’une grande quantité de métal. On constata bientôt que le site correspondait à la description de celui qui entourait la fameuse caverne antique de Den-of-Koul, dont le nom signifiait « Refuge de la Culture » dans une langue disparue. Devant la menace d’une guerre terrible, les peuples qui s’estimaient les plus évolués avaient caché là des trésors de leur civilisation. Le secret et le mystère étaient très en usage à cette époque.
En se laissant glisser sur l’argile rouge qui tapissait le sol de l’entrée déclive, Véda se sentait aussi émue que la plus jeune de ses collaboratrices.
Elle imaginait des salles grandioses, avec des coffres-forts remplis de films, d’épures et de cartes, des armoires contenant des bobines d’enregistrements magnétophoniques ou des bandes de machines mnémoniques, des rayonnages chargés d’échantillons de composés chimiques, d’alliages et de médicaments ; des animaux empaillés dans des vitrines étanches, des herbiers, des squelettes pétrifiés d’habitants disparus. Puis, elle se figurait des plaques en silicolle protégeant des peintures superbes, des statues des plus beaux représentants de l’humanité, des bustes d’hommes célèbres, des chefs-d’œuvre de sculpteurs animaliers … Des maquettes d’édifices, des inscriptions commémoratives gravées sur la pierre et le métal …
Véda pénétra en songe dans une vaste caverne de plus de trois mille mètres carrés de superficie. Sa haute voûte dont le sommet se perdait dans l’ombre se hérissait de longues stalactites qui brillaient à la lumière électrique … La salle s’avéra effectivement grandiose. Confirmant les pensées de Véda, des machines et des armoires apparaissaient dans des niches. Les archéologues se dispersèrent dans la grotte avec des cris de joie. Beaucoup de machines, qui gardaient encore, par places, l’éclat du verre et du vernis, étaient des équipages très en faveur jadis et considérés à l’époque du Monde Désuni comme le summum du génie technique. On construisait alors quantité de véhicules capables de transporter sur leurs sièges rembourrés un petit nombre de personnes. L’élégance de leurs lignes se perfectionnait, les mécanismes de commande et de motion ne manquaient pas d’ingéniosité, mais pour le reste ils demeuraient absurdes. Ils circulaient par centaines de milliers dans les rues et sur les routes, transportant des gens qui, on ne savait pourquoi, travaillaient loin de leur domicile et se hâtaient chaque jour d’aller au travail et d’en revenir. Ces machines, dangereuses à conduire, avaient tué une multitude de personnes, consumé des milliards de tonnes de matières précieuses, tirées du sein de la planète, et empoisonné l’air par l’acide carbonique. Les archéologues de l’Ère de l’Anneau étaient déçus de voir qu’on avait réservé tant de place dans la grotte à ces voitures étranges.
Sur des plates-formes basses s’élevaient des moteurs à pistons plus puissants, des moteurs électriques, à réaction, à turbines, à énergie nucléaire. Dans des vitrines recouvertes d’une couche épaisse de tuf, s’alignaient des appareils : sans doute des téléviseurs, des caméras, des machines à calculer, etc. Ce musée de mécanismes dont quelques-uns étaient rongés par la rouille, tandis que d’autres avaient résisté aux attaques du temps, présentait une immense valeur historique, car il révélait le niveau de la technique des temps reculés, dont la plupart des documents avaient disparu dans les perturbations militaires et politiques.
Miika Eigoro, la fidèle adjointe de Véda, qui avait de nouveau abandonné sa mer chérie pour l’humidité et la nuit des souterrains, aperçut au bout de la salle, derrière une grosse colonne calcaire, le trou noir d’une galerie. La colonne était la carcasse d’une machine, au pied de laquelle s’amoncelaient les débris d’un panneau en plastique qui fermait autrefois l’entrée. Longeant pas à pas les câbles rouges des chariots de reconnaissance, les archéologues gagnèrent une seconde caverne, située presque au même niveau et remplie d’armoires hermétiques en verre et en métal. Une longue inscription en anglais faisait le tour des murs à pic, effrités par endroits. Véda ne put se retenir de la déchiffrer aussitôt.
Les bâtisseurs du caveau déclaraient à leurs descendants, avec la fanfaronnerie typique de l’individualisme des anciens, qu’ils étaient parvenus aux sommets du savoir et conservaient là pour la postérité leurs réalisations étonnantes.
Miika haussa les épaules d’un air dédaigneux :
— On voit, rien qu’à cette inscription, que le « Refuge de la Culture » remonte à la fin de l’Ère, aux dernières années de l’ancien régime. Elle est typique pour les gens de l’époque, cette croyance absurde à la pérennité de leur civilisation, de leur langue, de leurs coutumes, de la morale et de la prétendue grandeur de l’homme blanc !
— Votre jugement est net, mais unilatéral, Miika. Moi, j’entrevois à travers le sinistre squelette du capitalisme mourant ceux qui luttèrent pour l’avenir. Leur avenir à eux, c’est notre présent. Je vois quantité d’hommes ; et de femmes qui cherchaient la lumière dans la vie étroite et pauvre, assez forts pour s’évader de leur geôle, assez bons pour aider leurs amis et ne pas s’aigrir dans la touffeur morale du monde ambiant …
— Ceux qui cachaient leur culture dans cette caverne n’étaient pas ainsi, répliqua Miika. Tenez, il n’y a là que des choses techniques. Ils se targuaient de leur technique, sans s’inquiéter de leur ensauvagement moral et émotif. Ils méprisaient le passé et fermaient les yeux sur l’avenir !
Véda donna raison à Miika. Ces hommes auraient été plus heureux, s’ils avaient su proportionner les résultats acquis à ce qui restait encore à faire pour transformer le monde et la société. Ils auraient vu alors, dans toute sa misère, leur planète souillée, enfumée, dépouillée de ses forêts, encombrée de papiers et d’éclats de verre, de gravats et de ferraille. Dessillés, ils auraient été plus sages et plus modestes …