Grom Orm, le vieux président du Conseil, ne retint pas le bâtisseur, car il voulait dire adieu lui-même à l’équipage du Cygne.
Ils arrivèrent ensemble à El Homra le jour du départ.
Dar Véter aperçut d’en haut deux miroirs énormes dans l’immensité grise de la plaine : celui de droite presque circulaire, celui de gauche en forme d’ellipse oblongue, effilée à un bout. C’étaient les traces récentes des envols de la 38e expédition astrale.
Le cercle provenait du Tintagel, parti vers la terrible étoile T et chargé d’appareils encombrants pour l’assaut de l’astronef discoïde venu des profondeurs du Cosmos. L’ellipse était la trace de l’Aella, qui s’était envolée suivant une trajectoire plus oblique et emportait une grande équipe de savants pour étudier les modifications de la matière sur la naine blanche de la triple étoile Omikron 2 d’Éridan. Les cendres demeurées à l’endroit, où les gaz d’échappement avaient frappé le sol pierreux et y avaient pénétré à un mètre cinquante de profondeur, étaient arrosées d’un liant qui les empêchait de se répandre. Il n’y avait plus qu’à mettre en place les clôtures des anciens terrains d’envol. On le ferait après le départ du Cygne.
Et voici le Cygne lui-même, gris de fonte, avec sa cuirasse thermique qui brûlera pendant la traversée de l’atmosphère. Puis il volera dans son revêtement scintillant qui renvoie toutes les radiations. Mais personne ne le verra dans cette splendeur, sauf les robots qui surveilleront son avance. Ces astronomes automatiques ne donneront aux hommes que la photographie d’un point lumineux. Et au retour sur la Terre, l’enveloppe du vaisseau sera oxydée et cabossée par l’explosion de petites météorites. Dar Véter se rappelait bien l’aspect de la Tantra après le voyage : une masse tachée de vert, de roux et de gris, au revêtement détérioré. Quant au Cygne, aucun de ses contemporains ne le reverra, car tous seront morts d’ici cent soixante-douze ans : cent soixante-huit années indépendantes de voyage et quatre ans d’exploration des planètes …
Le travail de Dar Véter ne lui permettait même pas de vivre jusqu’à l’arrivée du Cygne sur les planètes de l’étoile verte. Comme dans ses jours de doutes, il admirait l’audace de pensée de Ren Boz et de Mven Mas. Bien que l’expérience eût échoué et que ce problème fondamental du Cosmos fût encore loin d’être résolu, ces insensés étaient des titans de l’esprit créateur, car même en réfutant leur théorie et leur essai, les hommes feraient un bond prodigieux sur le chemin du savoir …
Dar Véter, perdu dans ses méditations, faillit buter contre le signal de la zone de sécurité, se détourna et aperçut au pied du pylône mobile de télévision la silhouette familière de Ren Boz. Il accourait, ébouriffant ses mèches rousses et clignant ses yeux aigus. Une fine résille de cicatrices prêtait à son visage une expression douloureuse.
— Heureux de vous voir sain et sauf, Ren !
— J’ai grand besoin de vous !
Ren Boz tendit à Dar Véter ses petites mains semées de taches de son.
— Que faites-vous là de si bonne heure ?
— J’ai assisté au départ de l’Aella : il m’importe fort de connaître les données de la gravitation d’une étoile aussi lourde. Quand j’ai su que vous viendriez, je suis resté.
Dar Véter se taisait, attendant l’explication.
— Vous retournez à l’observatoire des stations externes sur la demande de Junius Ante ?
Dar Véter fit un signe affirmatif.
— Ante a noté dernièrement plusieurs messages reçus par l’Anneau et qui n’ont pas pu être déchiffrés …
— La réception des messages en dehors de l’horaire se fait tous les mois. Le temps de l’écoute est déplacé à chaque fois de deux heures terrestres. En une année, la vérification embrasse vingt-quatre heures ; en huit ans, un cent millième de seconde galactique. C’est ainsi que se comblent les lacunes de la réception du Cosmos. Au cours des six derniers mois du cycle de huit années, on capte des messages incompréhensibles et certainement très lointains.
— Je m’y intéresse beaucoup et je vous prie de me prendre pour adjoint !
— Il vaudrait mieux que je vous aide. Nous examinerions ensemble les enregistrements des machines mnémoniques.
— Avec Mven Mas ?
— Bien sûr !
— C’est épatant, Véter ! Je me sens si embarrassé depuis cette malheureuse expérience : je suis bien coupable envers le Conseil ! Mais avec vous je me sens à l’aise, quoique vous soyez membre du Conseil, ex-directeur, et que vous ayez déconseillé l’expérience …
— Mven Mas aussi est membre du Conseil.
Le physicien s’absorba un instant dans ses souvenirs, puis. il eut un rire silencieux :
— Mven Mas, lui … il devine mes pensées et tâche de les concrétiser.
— N’est-ce pas là votre erreur ?
Ren Boz fronça les sourcils et changea de sujet :
— Véda Kong va venir, elle aussi ?
— Je l’attends. Vous savez qu’elle a failli périr en explorant une caverne pleine de choses anciennes et munie d’une porte d’acier hermétique ?
— Je l’ignorais.
— Et moi, j’oubliais que vous ne partagiez pas la passion de Mven Mas pour l’histoire. Toute la planète commente le mystère de cette porte. Des millions de volontaires offrent leurs services pour les fouilles. Véda a décidé de soumettre la question à l’Académie des Prédictions.
— Verrons-nous Evda Nal au cosmoport ?
— Non, elle est empêchée !
— Il y en a qui le regretteront ! Véda l’aime beaucoup et Tchara en raffole. Vous vous souvenez de Tchara ?
— Une femme exotique … du type panthère … d’origine tsigane ou hindoue ?
Dar Véter leva les bras au ciel, dans une attitude d’horreur plaisante.
— Qu’est-ce que je dis là ! D’ailleurs, je répète constamment la faute des anciens qui n’entendaient rien aux lois de la psychophysiologie et de l’hérédité. Je voudrais toujours voir chez les autres ma mentalité et mes sentiments.
— Evda, fit Ren Boz sans approuver le repentir de son interlocuteur, suivra l’envol comme tous les habitants de la planète.
Le physicien montra les trépieds des caméras de réception blanche, infrarouge et ultra-violette, disposés en demi-cercle autour de l’astronef. Les différents groupes de rayons du spectre animaient d’une vie réelle l’image en couleurs de l’écran, de même que les diaphragmes harmoniques supprimaient la résonance métallique dans la transmission de la voix.
Dar Véter regarda en direction du nord, d’où venaient des électrobus automatiques lourdement chargés de voyageurs. Véda Kong sauta de la première voiture et courut en s’empêtrant dans l’herbe haute. Elle se jeta contre la robuste poitrine de Dar Véter, d’un élan si impétueux que ses longues tresses volèrent par-dessus les épaules de l’homme.
Il l’écarta doucement pour contempler le cher visage rénové par la coiffure inusitée.
— J’ai joué dans un film pour enfants une reine nordique des Siècles Sombres, et je n’ai eu que le temps de me changer, expliqua-t-elle, un peu essoufflée. Il était trop tard pour me recoiffer …
Dar Véter se la représenta en longue robe de brocart, la tête ceinte d’une couronne d’or à pierres bleues, avec ses nattes blondes descendant au-dessus des genoux, et ses yeux gris au regard téméraire … Il s’épanouit dans un sourire.
— Tu avais une couronne ?