Mven Mas prit place au pupitre de la salle souterraine, qui ressemblait beaucoup à celle de l’observatoire méditerranéen.
Revoyant pour la millième fois les données sur la planète d’Epsilon du Toucan, il vérifia méthodiquement le calcul de son orbite et se remit en liaison avec le satellite 57, afin d’exiger qu’au moment où le champ serait branché, les observateurs changent très lentement la direction suivant une courbe quatre fois plus grande que le parallaxe de l’étoile.
Le temps traînait en longueur. Mven Mas était obsédé par le souvenir de Bet Lon, le mathématicien criminel. Mais voici que l’écran du vidéophone montra Ren Boz au pupitre de l’installation expérimentale. Ses cheveux rudes étaient plus ébouriffés que d’ordinaire.
Les dispatchers des stations énergétiques se déclarèrent prêts. Mven Mas prit les manettes, mais un geste de Ren Boz l’arrêta.
— L’énergie est insuffisante. Prévenez la station auxiliaire Q de l’Antarctide.
— C’est fait, elle est prête.
Le physicien réfléchit un instant.
— Il y a des stations d’énergie F dans la presqu’île des Tchouktches et au Labrador. On devrait leur demander d’intervenir au moment de l’inversion du champ: je crains que l’appareil ne soit imparfait…
— Elles sont prévenues. Ren Boz, déridé, leva la main.
La formidable colonne d’énergie atteignit le satellite 57. Les jeunes visages surexcités des observateurs apparurent sur l’écran hémisphérique.
Après avoir salué ces hommes intrépides, Mven Mas s’assura que la colonne d’énergie suivait bien le satellite. Puis il brancha le courant sur l’installation de Ren Boz. L’image du physicien s’effaça de l’écran.
Les indicateurs du débit de puissance penchaient leurs aiguilles à droite, attestant une condensation toujours accrue.
Les signaux brillaient d’un éclat de plus en plus intense. A mesure que Ren Boz branchait l’un après l’autre les émetteurs du champ, les indicateurs de remplissage tombaient par à-coups vers la ligne zéro. Une sonnerie entrecoupée de l’installation expérimentale fit tressaillir Mven Mas. L’Africain savait ce qu’il avait à faire. Un tour de manette, et le courant en tourbillon de la station Q se déversa dans les yeux mourants des appareils, animant leurs aiguilles inertes. Mais à peine Ren Boz avait-il branché l’inverseur général, que les aiguilles retombèrent à zéro. Mven Mas relia presque instinctivement l’observatoire aux deux stations F.
Il lui sembla que les appareils s’étaient éteints, une étrange lueur pâle remplit le caveau. Les sons avaient cessé. L’instant d’après, l’ombre de la mort traversa l’esprit de l’Africain, estompant les sensations. Mven Mas luttait contre le vertige, les mains crispées au bord du pupitre, haletant d’effort et torturé par une douleur effroyable à la colonne vertébrale. La lumière s’intensifiait d’un côté de la salle souterraine, sans que Mven Mas pût dire duqueclass="underline" peut-être de l’écran ou de l’installation de Ren Boz…
Soudain, un rideau mouvant parut se déchirer, et Mven Mas entendit nettement le clapotis des vagues. Une odeur subtile et indéfinissable pénétra dans ses narines dilatées. Le rideau s’écarta à gauche, tandis qu’une brume blafarde continuait à onduler dans le coin opposé. De hautes montagnes rougeâtres, ceintes de bois couleur d’azur, avaient surgi, très distinctes, et les vagues d’une mer violette clapotaient aux pieds de Mven Mas. Le rideau se retira encore, et l’Africain vit l’incarnation de son rêve: une femme au teint cuivré, accoudée à une table de pierres blanche polie, était assise sur le palier supérieur d’un escalier et contemplait l’océan. Elle l’aperçut tout à coup; ses yeux espacés marquèrent la surprise et l’admiration. La femme se leva, la taille gracieusement cambrée, et tendit à Mven Mas sa main ouverte. Une respiration rapide soulevait sa poitrine, et à cette minute hallucinante il se ressouvint de Tchara Nandi.
— Offa alli kor, fit-elle dune voix mélodieuse et SO-nore qui alla droit au cœur de Mven Mas. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais à la place de la vision jaillit une flamme verte et un sifflement violent ébranla le local. Perdant connaissance, l’Africain sentit une force irrésistible le plier en trois, le tourner comme un rotor de turbine et l’aplatir finalement en forme de galette. Sa dernière pensée fut pour le satellite 57, la station et Ren Boz…
Le personnel de l’observatoire et les bâtisseurs qui se tenaient à distance, sur la pente de la montagne, ne virent pas grand-chose. Une lumière était passée dans le ciel profond du Tibet, éclipsant la clarté des étoiles. Une force invisible s’abattit sur la hauteur où se trouvait l’installation expérimentale et y souleva une trombe de cailloux. Le jet noir, d’un demi-kilomètre de large, comme tiré par un énorme canon hydraulique, fila vers l’observatoire, remonta et frappa de nouveau l’installation qui vola en éclats. L’air poussiéreux gardait une odeur de pierre chaude et de brûlé, qui se mêlait à un parfum bizarre, rappelant celui des côtes fleuries des mers tropicales.
Les gens aperçurent dans Ja yallée, entre le flanc arraché de la montagne et l’observatoire, un large sillon aux bords calcinés. L’observatoire était intact. Le sillon avait atteint le mur sud-est, détruit les cabines de transformateurs attenantes, et butaiî contre la coupole de la salle souterraine, recouverte d’une couche de basalte de quatre mètres d’épaisseur. Le ba-zalte était usé, comme par un gigantesque polissoir, mais une partie avait tenu bon, sauvant la vie à Mven Mas et protégeant le caveau.
Un ruisseau d’argent s’était figé dans une dépression du terrain: c’étaient les fusibles fondus de la station énergétique de réception.
On réussit bientôt à rétablir les câbles de l’éclairage auxiliaire. Le phare de la voie d’accès illumina un spectacle extraordinaire: le métal de l’installation expérimentale s’étendait en couche mince sur le chemin qui en paraissait chromé.
Dans l’escarpement abrupt, comme tranché au couteau, s’incrustait un morceau de spirale en bronze. La pierre s’étalait en couche vitreuse, telle la cire sous le cachet brûlant. Les spires du métal rougeâtre, semé de contacts en rhénium, y scintillaient comme une fleur d’émail. A la vue de ce bijou de deux cents mètres de diamètre, on était épouvanté par la force mystérieuse qui l’avait fabriqué.
Quand on eut déblayé l’entrée du souterrain, on trouva Mven Mas à genoux, la tête sur la marche inférieure de l’escalier. Aux instants de lucidité, il avait sans doute essayé de sortir. Parmi les volontaires il y avait des médecins. L’organisme robuste de l’Africain, réconforté par de puissants remèdes, triompha de la contusion. Mven Mas se leva, tremblant et titubant, soutenu des deux côtés.
— Ren Boz?
Les gens qui l’entouraient se rembrunirent. Le directeur de l’observatoire répondit d’une voix rauque:
— Ren Boz est horriblement mutilé. Je le crois perdu. — ’ Où est-il?
— Sur le versant oriental de la montagne. Il a dû être projeté hors de son installation. Au sommet, il ne reste plus rien… Les ruines mêmes sont rasées!