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— Il n’y a pas si longtemps que le concile de mort se composait de soixante médecins!

— C’était une survivance de cette crainte d’abus qui faisait que les médecins condamnaient inutilement les malades à de longues souffrances et leurs proches à d’affreuses tortures morales, alors qu’il n’y avait plus d’espoir et que la mort aurait pu être douce et instantanée… Mais voyez comme la tradition s’est révélée salutaire: il manquait deux médecins et j’ai réussi à faire venir Af Nout… grâce à Grom Orm.

— C’est ce que je tiens à vous rappeler. Votre concile de mort sociale ne compte pour le moment qu’une voix!

Mven Mas prit la main d’Evda et la porta à ses lèvres. Elle lui permit ce geste de grande amitié. Elle était pour le moment seule à soutenir cet homme énergique mais bourrelé de remords. Seule… et si Tchara Nandi avait été à sa place? Non, il n’était pas encore en état de revoir Tchara. Que les choses aillent leur train, jusqu’à la guérison de Ren Boz et la séance du Conseil d’Astronautique!

Evda changea de sujet:

— Vous ne savez pas quelle troisième opération doit subir Ren Boz?

Mven Mas réfléchit un instant, se remémorant les propos d’Af Nout.

— Le chirurgien veut profiter de l’occasion pour nettoyer son organisme de l’entropie. Ce qui eût été lent et difficile à l’aide de la physiohemotherapie est beaucoup plus rapide et plus effectif en combinaison avec une chirurgie aussi fondamentale.

Evda Nal évoqua dans son esprit tout ce qu’elle savait des principes de la longévité, du nettoyage de l’entropie amassée dans l’organisme. Les ancêtres de l’homme: poissons, sauriens, animaux arboricoles, ont légué à son organisme des couches de structures physiologiques contradictoires, dont chacune avait ses particularités de formation des rudiments en-tropiques de l’activité vitale. Etudiées au cours de millénaires, ces régions d’accumulation d’entropie, anciens foyers de vieillissement, de maladies, ont fini par céder à un nettoyage énergétique: lavement chimique et radio-actif de l’organisme, accompagné d’une stimulation par les ondes.

Dans la nature, l’affranchissement des êtres vivants de l’entropie se fait par le croisement de spécimens hétérogènes, c’est-à-dire de différentes lignes héréditaires. Le mélange de l’hérédité dans la lutte contre l’entropie et le puisement de nouvelles forces dans le milieu ambiant constituent le problème le plus complexe de la nature, que les biologistes, les physiciens, les paléontologistes et les mathématiciens s’évertuent à résoudre depuis des milliers d’années. Mais ils n’ont pas perdu leur peine: la durée possible de la vie a déjà atteint deux cents ans et, ce qui est particulièrement appréciable, la décrépitude exténuante a disparu…

Mven Mas devina les pensées cje la doctoresse.

— J’ai songé, dit-il, à la grande contradiction de la vie actuelle: une puissante médecine biologique qui réconforte l’organisme, et l’activité de plus en plus intense du cerveau qui consume rapidement l’être humain. Comme les lois de notre monde sont compliquées!

— Notamment parce que nous freinons le développement du troisième système de signalisation, convînt Evda Nal. La lecture des pensées facilite beaucoup les rapports des individus entre eux, mais elle exige une grande dépense de forces et affaiblit les centres d’inhibition. C’est ce dernier phénomène qui est le plus à craindre…

— N’empêche que la tension nerveuse réduit de moitié la vie de la plupart des véritables travailleurs. Autant que je comprenne, la médecine ne peut y remédier, sinon en interdisant le travail. Or, qui voudra abandonner le travail pour vivre quelques années de plus?

— Personne, car la peur de la mort fait se cramponner à la vie seulement ceux qui ont vécu retirés, dans l’attente de joies inéprouvées, dit Evda Nal, pensive, en songeant malgré elle que les cas de longévité se rencontraient le plus souvent dans l’île de l’Oubli…

Mven Mas, qui l’avait encore devinée, lui proposa avec brusquerie d’aller se reposer a l’observatoire. Elle obéit…

Deux mois après, Evda Nal retrouva Tchara Nandi dans la salle haute du Palais de l’Information qui ressemblait par ses colonnes élancées à une église gothique. Les rayons biais du soleil y créaient à mi-hauteur une belle clarté, sous laquelle régnait une douce pénombre.

La jeune fille se tenait appuyée à une colonne, les mains jointes dans le dos et les pieds croisés. Comme toujours, Evda Nal ne put s’empêcher d’admirer la simplicité de sa robe gris bleu, au corsage échancré.

A l’approche d’Evda, Tchara regarda par-dessus l’épaule et ses yeux tristes s’animèrent.

— Que faites-vous ici, Tchara? Je croyais que vous alliez nous charmer par une nouvelle danse, et voici que vous vous intéressez à la géographie.

— Il n’est plus temps de danser, dit Tchara sérieusement. Je cherche un emploi dans le domaine qui m’est familier. Il y a une place dans une usine de peaux artificielles des mers intérieures de Célèbes, et une autre au centre de culture des plantes vivaces, dans l’ancien désert de l’Atacama… Le travail dans l’Atlantique me plaisait. Quelle sérénité, quelle joie dans la communion instinctive avec la vigueur de la mer, dans la compétition habile avec ses vagues puissantes qui sont toujours là, sitôt la journée finie…

— Moi aussi, dès que je me laisse aller à la mélancolie, je me rappelle mon travail au sanatorium mental de Nouvelle-Zélande où j’ai débuté toute, jeune, comme infirmière. Et Ren Boz déclare aujourd’hui, après son terrible accident, n’avoir jamais été aussi heureux qu’au temps où il conduisait les vissoptères… Mais comprenez donc, Tchara, que c’est de la faiblesse! Vous êtes lasse de l’effort nécessaire pour vous maintenir au niveau que vous avez atteint dans votre art. Cette lassitude s’aggravera, lorsque votre corps aura perdu sa magnifique charge d’énergie vitale. Mais tant que vous êtes dans la force de l’âge, continuez à nous réjouir par votre talent et votre beauté.

— Si vous saviez ce qu’il m’en coûte, Evda! La préparation de chaque danse est une recherche délicieuse. Je me rends compte que le public en ressentira une joie nouvelle, une émotion de plus… Je ne vis que pour cela. Au moment d’exécuter mon projet, je me livre tout entière à l’élan passionné, à l’ardente langueur… Mon état se communique sans doute aux spectateurs et c’est peut-être là la cause du succès. Je me donne toute à vous tous…

— Et alors? Après, c’est la dépression?

— Oui! Je suis comme une chanson envolée ou l’exilée d’un monde disparu, qui n’a pour se consoler que l’admiration d’une jeunesse naïve… Je ne crée rien qui porte l’empreinte de la pensée…

— Mais vous impressionnez les âmes humaines, ce qui est mieux!

— C’est trop immatériel et éphémère…. je parle pour moi!

— Vous n’avez jamais aimé, Tchara?

La jeune fille baissa les cils et releva le menton.

— Cela se voit donc? questionna-t-elle à son tour. Evda Nal hocha la tête.