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Le bonbon, dit Crab – à quoi bon? à quoi bon?

23

Crab feuilleta son agenda et répondit que non, hélas, à son grand regret, il ne pourrait être de la fête, ayant justement prévu ce soir-là de rester tout seul chez lui à s'emmerder comme un rat mort.

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Malgré tout ce qui se publie sur lui, à propos de ses désordres ou de ses frasques, de ses sautes d'humeur, de ses coups de tête, de ses volte-face, palinodies, conversions fulgurantes, transformations à vue, de ce caractère instable qu'on lui prête, Crab est un homme à habitudes. Vous ne le surprendrez jamais hors de ses habitudes, non plus qu'une statue hors de sa pose. Il s'y tient du matin au soir. Crab tue le temps à petit feu, comme s'il en émiettait chaque seconde avec les ongles et les dents, pas une n'en réchappe. Il use une montre par jour.

Or, il n'en fut pas toujours ainsi. Pendant de longues années, Crab eut la conviction que le temps était inutilisable. Regardez sans toucher. Il s'écartait sur son passage. Comment grimper dans ce train en marche, parti il ne savait d'où pour une destination non moins vague? Crab n'était pas du voyage. Certaines de ses journées traînaient en longueur, débordaient même sur les jours suivants, à la faveur de l'insomnie – alors les horloges n'ont plus rien à moudre, leurs aiguilles tournent à vide jusqu'à ce qu'une vraie nuit de sommeil noir rétablisse la durée dans son rythme. Puis le rythme se détraquait à nouveau, et cette fois les jours claquaient comme des éclairs d'orage dans une nuit sans issue.

Crab vieillissait parfois de dix ans en quelques heures, ensuite il ne bougeait plus durant des siècles, le temps passait à côté de lui, au-dessus de sa tête ou entre ses jambes, il emportait ses camarades et le laissait en plan, en charge de tout l'ennui du monde. Crab ne se connaissait pas un seul contemporain, il était leur ancêtre à tous ou le dernier né. Il faisait à chaque fois de louables efforts pour s'adapter, il adoptait les coutumes du moment, il se pliait, s'alignait, se rangeait (car on ne parle correctement de l'homme en société qu'avec l'argot des magasiniers), il encaissait les moqueries des croisés à cheval, égayés par sa tunique et ses cothurnes. Peine perdue. Semblable à la vague de fond qui soulève un nageur au hasard et le jette sur les récifs tandis que les autres baigneurs alentour barbotent dans l'huile, une accélération du temps le propulsait soudain, et lui seul, au beau milieu d'une assemblée de gens poudrés, tout en éventails et dentelles, vêtu lui-même d'un bleu de chauffe crasseux, une clef anglaise à la main, et c'était encore des rires et des rebuffades. Toujours démodé, Crab, ou trop en avance, jamais à jour, la risée de pères en fils de toutes les générations confondues.

Il parvint finalement à maîtriser le temps en se forgeant des habitudes, une pour chaque seconde du jour, depuis l'aube incluse jusqu'à la nuit close.

Il se répète désormais, inlassablement, il reproduit. Il marche dans ses pas, la même pointure à la même allure, le même parcours, il enchaîne des gestes millimétriques d'artisan à la besogne, quoi qu'il fasse, machinal comme le soleil en Chine, l'exactitude incarnée, le pied sur rail et la tête en orbite, si bien même que le ciel garde la trace luisante de son cheveu.

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C'est un bijou banal, mais cette montre le rend extrêmement orgueilleux. Crab prétend ni plus ni moins être le complice du temps, favorisant ainsi sa fuite, et donc responsable autant que lui des méfaits qu'il commet, telle chauffeur de la bande qui laisse tourner son moteur pendant que les autres pillent et assassinent en toute sérénité.

Mais Crab une fois de plus se donne de l'importance, comme le prouve aussi bien cette même montre, dont le revers est son propre pouls affolé.

24

Il y eut une époque, entre sa quinzième et sa vingtième années, où Crab griffonnait chaque soir un petit mot expliquant pourquoi il prenait la décision d'en finir et de s'anéantir dans le sommeil, qu'il plaçait bien en évidence sur sa table de chevet avant d'éteindre, et déchirait à son réveil. Les bonnes raisons ne manquaient pas, la journée écoulée lui fournissait toujours abondance de mobiles, toujours différents de ceux de la veille, et rien pour le raccrocher à la vie.

Crab cependant éprouvait une sensation étrange, plutôt agréable, en composant ces tristes billets, et peu à peu, presque à son insu, il commença à en soigner la forme et le style. Alors les choses changèrent, impossible désormais de fermer l'œil, sans cesse il rallumait sa lampe pour remplacer ou supprimer un mot maladroit, il restait éveillé la nuit entière, écrivant avec une jubilation croissante, et le petit billet initial devenait une longue lettre d'adieu éloquente, mieux argumentée et plus convaincante, mais finalement démentie par l'exaltation dont elle témoignait, par cette écriture allègre qui, en somme, trahissait son propos – ainsi croit-on que le violon se lamente uniquement parce que ses éblouissants souliers vernis sont trop étroits.

Crab renonça dès lors à chercher l'oubli dans le sommeil. La nuit, il écrivait. Sa fatigue ivre de caféine ne l'importunait pas longtemps. Il la rejoignait à l'aube dans son lit, pour quelques heures seulement. Puis se levait, sortait, marchait résolument au-devant des ennuis. Il était vite servi. L'hiver, l'inconfort, les méchants coups de poing dans la mâchoire, le rire franc des femmes sur son passage – et quand ce n'était pas la pluie, alors c'était le vent qui s'acharnait sur lui. Au crépuscule, lorsqu'il se décidait enfin à rentrer chez lui, humilié, battu, grelottant, Crab avait de quoi écrire pour toute la nuit.

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Crab avale une cerise avec son noyau. C'était une tentative de suicide, mais personne ne veut le croire.

25

Crab recrute un poète pour sa petite ou moyenne entreprise. Deux candidats se présentent. Le premier entre, la main tendue, ouverte, le bras ferme, le sourire large, l'œil aiguisé, la foulée ample, et se carre solidement au fond du fauteuil que lui désigne Crab. Le second entre à son tour, ses pieds le gênent pour avancer, il prête à Crab une main qu'il faut lui rendre, hésite à s'asseoir, enfin se pose en catastrophe sur le bord du fauteuil, et son regard se remplit de cils. Crab en déduit

– que le premier est un rustre sans détours, sans mystère, sans finesse, un lourdaud opaque et encombrant, une tête liquide, un singe important, un athlète complet, une roue de camion, une brute qui prend sa nuque de taureau pour une arrière-pensée et le col à pointes de sa chemise pour les ailes du progrès, encore un de ces types pleins d'aisance incapables de produire autre chose que cette huile, grossiers personnages, pollueurs!

– que l'autre est une âme délicate et qu'il fera l'affaire.

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Crab laisse des phrases derrière lui, frêle sillage qui signale son récent passage, mais il n'y est plus, il est loin devant, et leurs flexions étranges, leurs multiples détours reproduisent simplement le tracé de sa fuite en zigzag, et trahissent son effort – non récompensé jusqu'ici – pour rompre ce fil qu'il déroule derrière lui en avançant, quoi qu'il fasse, où qu'il aille, pour s'arracher enfin à cette piste d'encre qui permettrait de remonter jusqu'à lui et de l'appréhender s'il n'était heureusement beaucoup plus rapide que son lecteur – mais la fatigue un jour se fera sentir, il ralentira, son lecteur lui tombera dessus. Cessez d'écrire, lui conseille-t-on, faites-vous oublier quelque temps, la piste s'effacera bientôt d'elle-même. Certainement. Il suffirait que Crab renonce à bouger. Mais attention, écrire étant pour lui la seule manière de se mouvoir, le moindre geste esquissé relancerait sur sa trace la meute de ses poursuivants.