Toutefois, la plus grande confusion règne dans les aéroports. Les douze avions partis ce jour-là pour l'Amérique ont connu la même mésaventure, tandis que les autres lignes étaient normalement desservies. Après vérifications, il apparaît que les instruments de bord fonctionnent parfaitement, ce qui exclut l'hypothèse d'un sabotage, et comme il est difficile de croire que douze pilotes chevronnés et leurs douze copilotes ont pu s'écarter de leur itinéraire par impéritie ou distraction, les vols pour l'Amérique seront suspendus jusqu'à la résolution du mystère.
Mais depuis le temps que Crab rêvait d'une croisière. C'est même à bord d'un paquebot luxueux qu'il embarque. Les dauphins bâtissent des arches tout aussi hautes et régulières que celles d'un aqueduc romain entre le vieux continent et l'Amérique. La traversée s'effectue sans incidents. Néanmoins les côtes américaines auraient dû émerger depuis longtemps, et lorsque les premiers passagers, déconcertés par l'immensité de cet Atlantique, commencent à s'en étonner ouvertement auprès du capitaine, celui-ci est bien forcé d'avouer qu'il n'y comprend rien lui-même, que le bateau vogue à présent au cœur du Pacifique et que la Sibérie sera bientôt en vue.
De retour sur ce vieux continent, Crab apprend que des expéditions s'organisent pour tenter de retrouver la route de l'Amérique, perdue, oubliée, afin de rétablir avec elle les relations et les échanges qui nous furent si profitables durant ces cinq derniers siècles.
Crab n'est pas dupe. Il n'a d'ailleurs jamais cru sérieusement à l'existence de l'Amérique, cette terre de légende inventée par les conteurs pour se rendre enfin intéressants, accréditée par les souverains dans le but de distraire leurs peuples de la misère et de l'ennui, facteurs de révolutions, et de remporter à peu de frais de prétendus succès diplomatiques justifiant leur présence au pouvoir. Les indécisions et les graves erreurs de leur politique s'expliquaient semblablement par l'incurie, ou l'instabilité, ou la toute-puissance des pouvoirs en place là-bas.
L'Amérique!
Nul doute que le nom de Crab restera attaché à la découverte de cette formidable supercherie.
Crab devine que la grande guerre qui se livre là-bas, aux antipodes, et dévaste des contrées entières, et décime des populations, n'a d'autre objet que lui-même, Crab, qu'il est au centre du conflit et même son unique raison d'être. Or il en est sincèrement, profondément désolé. Il n'a jamais voulu ça.
29
Crab devint par héritage propriétaire d'un désert immense, mais dut s'engager pour satisfaire aux volontés du testateur à ne pas le vendre, à le laisser en l'état et à n'y mettre jamais les pieds. Ce qui ne l'empêche pas de s'y sentir chez lui.
– Voici le chantier de ma maison. Je n'ai pas attendu la fin des travaux pour m'y installer, puisqu'elle est habitable, j'ai emménagé hier. Comme vous voyez, le plus gros est fait, ajoute Crab qui désigne pourtant un vaste terrain nu dépourvu de toute trace d'habitation. Mais à ceux qui s'en étonnent et tentent de lui démontrer que la construction de sa maison n'a toujours pas commencé, il réplique: – L'entrée et la sortie y sont, toutes les fenêtres aussi, grandes ouvertes, le reste est un luxe dont je me passe très bien. Le Philosophe a son toit dans sa tête, dit-il encore.
Puis s'étend à même le sol, à même le ciel, et s'endort.
Crab est le dernier sage, son corps sans désirs n'a d'autre projet que vieillir, vieillir sans trêve et jusqu'au bout.
Mais la nuit aveugle se trompe d'époque. Plus exactement, elle ne participe pas au progrès général du monde. La malice des hommes ne peut rien pour elle, ni contre elle, la nuit intouchable. Le jour seul est affecté par leurs décisions. Mais la nuit les ignore, elle néglige les changements survenus depuis les origines, et notamment l'évolution intellectuelle de Crab. Pour elle, rien n'a bougé. Crab le constate à son réveil. L'aurore au doigt de rose se lève entre ses cuisses. Il a faim. Quelle jeunesse, harassante.
La terre tourne en poussière, ou en boue, l'eau gèle ou s'évapore, l'air brûle quand il n'enrhume, et le vent qui vous décoiffe n'en est pas moins sale comme un peigne – mais Crab se trompe ou le feu est toujours lui-même, pareil à lui-même, fidèle à lui-même, intransigeant, incorruptible, inaliénable, définitivement hostile à tout compromis? On ne peut faire confiance qu'au feu. Au feu seul. C'est donc dans le feu que Crab ira vivre. Il y sera bien.
Ainsi Crab déménage pour de bon sans quitter sa maison – masure insalubre, inhabitable, tels ces vieux moulins désaffectés, condamnés à moudre l'ivraie de l'abandon et de l'oubli. Une allumette suffit, sa flamme simplette, cette étincelle de premier anniversaire et le décor aussitôt flambe neuf. A croire que le feu guettait dans une encoignure l'occasion de grimper aux rideaux. Mais ne dites pas qu'il couvait, vous fâcheriez ce coq. Il était à l'affût, latent comme un fauve. Il attendait son heure. Le feu aimé se montrer aux fenêtres, il n'y a que lui pour éclipser un pape en pleine représentation, même si ce dernier s'embrase alors à son tour et se met en torche pour lui reprendre la vedette.
Les vitres volent en éclats. Le feu étire ses membres démesurés, il en impose aussitôt, il prend toute la place, il est ici chez lui, dans ses murs, déjà à l'étroit, il se débarrasse du mobilier qui l'encombre, il engage sans plus tarder de ruineux travaux d'agrandissement, il décloisonne, il a la bonne idée de réunir les trois étages en un seul, la cheminée fume naïvement, la girouette sur le toit est une vraie girouette, les flammes pavoisent les lucarnes, rouges, orange, ou jaunes, chacune d'elles est la proie des autres et par celles-ci conduite au bûcher, où elle se redresse alors de toute sa taille, pareille à une sorcière suppliciée qui vous maudit, juges ignobles, prêtres moites et prêtres secs, grasses figures de badauds attroupés, risibles niais, et offre avec orgueil à Satan l'Hospitalier, outre sa belle âme d'amiante, le bois mort de ses longs membres maigres, les mèches soufrées de sa chevelure crépitante et les dix étincelles bleues envolées de ses ongles.
C'est exactemènt l'intérieur dont rêvait Crab. Il court d'une pièce à l'autre, enthousiaste. Que c'est beau. Assurément le plus bel incendie qu'il ait jamais visité. Il y retourne, il découvre à chaque fois de nouveaux embellissements, sans surcharges ni luxe douteux, d'ingénieuses transformations. Et mille commodités. Nul importun désormais n'osera forcer sa porte. Venez un peu lui vendre vos Bibles. L'ennui non plus ne trouvera pas à se fixer ici, ses moindres bibelots dansent dans les flammes. Le confort sans doute laisse à désirer, mais Crab se moque du confort, tant d'avantages et de magnificence méritent bien la peine de se brûler un peu.
30
Crab ne comprendra jamais pourquoi, malgré leurs jambes deux ou trois fois plus longues, leur taille plus élancée, et ce cou qui ne veut pas finir, les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes. Ce n'est d'ailleurs qu'un exemple. En réalité, Crab ne comprend absolument rien aux femmes. Et pour commencer, il ne comprend pas un traître mot de ce qu'elles disent. Il parle avec aisance plusieurs langues, mais sa parfaite maîtrise du chinois ne lui est d'aucune utilité avec les Chinoises. Leurs gestes non plus ne lui permettent pas de saisir le sens de leurs paroles. Quand une femme lui désigne un siège, il prend l'air surpris, remercie à tout hasard, et quitte la pièce en emportant cet insolite et encombrant cadeau. Quand elle lui désigne son lit, il convoque les déménageurs.