Выбрать главу

Oui, mais Crab possédait un don.

Crab possédait un don inestimable qui l'arrachait à sa médiocrité. Crab était un photographe de génie, sans conteste le plus grand que la Terre ait jamais porté. Son coup d'œil, son sens instinctif de la lumière, son habitude de l'ombre, l'infinie patience avec laquelle il observait les gens, ses contemporains, guettant sur leurs visages impénétrables les rapides autoportraits gribouillés par les nerfs – et ce que leurs visages ne trahissaient pas, leurs mains fébrilement le lui servaient -, sa rage de découvrir dans un ensemble fruste, grossier, dans un paysage trop connu ou inhospitalier, la merveille dissimulée, invisible pour trois yeux sur quatre, et délicatement de la dégager pour ne plus voir qu'elle au centre du sombre tableau, toutes ces qualités réunies faisaient de Crab un photographe que l'on s'efforcera vainement d'égaler.

La mort – qui ne s'arrête pas aux apparences et savait à quoi s'en tenir sur son compte – l'emporta par une nuit froide de 1821.

(L'année suivante, ayant enduit de bitume de Judée une plaque de cuivre exposée dans une chambre noire, Nicéphore Niepce inventait la photographie.)

37

Crab, embarrassé, ne sachant où mettre ni quoi faire de ses mains, les enfouit machinalement dans les poches de son pantalon, de sa veste ou de son manteau. Résultat, lorsqu'il en a besoin pour une chose ou pour une autre, il doit fouiller toutes ses poches pour les retrouver. Quand il les retrouve. Quand il n'y trouve pas plutôt ses pieds.

*

C'est triste à dire, mais Crab manque de répondant.

Mis en demeure de donner son avis sur telle ou telle question, il brûle avec son pourpoint et tombe en cendres. N'existe plus, est mort la veille, visite la lointaine Afrique. On se détourne de lui avec dédain.

Alors lui vient aux lèvres la réplique cinglante qui eût cloué le bec à tous ces bavards sûrs de leur fait. Mais il est trop tard, la maîtresse de maison a raccompagné ses invités, Crab est seul dans l'escalier où son esprit désengourdi fait des bonds de mousquetaire. Combien de fois, au sortir de ces dîners, après une prestation des plus piteuses, Crab s'est-il retrouvé subitement bloqué entre deux étages avec un mélodieux piano sur les bras! Combien de fois n'a-t-il pas astucieusement, malicieusement déposé un crachat sur la rampe! Mais cela sans témoins, sans public, et seul informé de ce triomphe tardif, tandis que sa honte connue de tous grandissait encore dans la nuit.

Les choses ne peuvent continuer ainsi. Crab sait bien ce qu'il va faire.

Dorénavant, chaque nuit pour le lendemain, il préparera ses répliques et ses reparties. Il les écrira. C'en sera fini des silences embarrassants, des bégaiements, des échanges de banalités et de politesses défensives. Et si les réponses de Crab paraissent alors légèrement saugrenues, et même sans aucun rapport avec les questions posées, voire totalement incongrues, on n'en admirera que plus cet esprit rare, toujours soucieux d'élargir le débat.

Demain, par exemple et pour commencer, la première personne qui abordera Crab dans le café où il trempe quotidiennement son croissant s'entendra répliquer du tac au tac:

– Le chat est un vertébré qui s'ignore… chut…

Cela dit, Crab videra sa tasse d'ùn trait et fera sa sortie.

*

Crab préfère d'ailleurs ne pas se mêler aux conversations. Du moins se bornera-t-il à indiquer les références de tel passage de tel de ses écrits innombrables, qui traite précisément du sujet débattu et fait le tour de la question – et la règle une bonne fois pour toutes. Vous voudrez bien vous y reporter. Vous ne tirerez rien d'autre de lui.

*

Crab n'est pas impressionné par le vaste Océan, ses requins, ses typhons, ses îles englouties, ses vagues plus hautes que nos maisons. L'Océan ne lui en impose pas. Il le fixe sans ciller, mains sur les hanches, dans une attitude de défi, et s'adresse à lui plutôt sèchement:

– Passe-moi le sel, vieil Océan.

38

Le premier travail a été pénible, Crab ne le cache pas, il en a bavé, ce fut surtout très long. Ni dangereux ni vraiment difficile, remarquez bien, au contraire, un jeu ou un devoir d'enfant, Crab ne quittait pas sa table, sa patience seule était mise à l'épreuve. Il travaillait vite, selon une méthode parfaitement au point, simple et efficace, qui exigeait néanmoins de lui beaucoup d'attention et de rigueur. Crab ne traînait pas mais la besogne à accomplir était énorme. Consistait d'abord, donc, à combiner de toutes les manières possibles tous les mots fournis en bloc par le dictionnaire. Courageusement, il s'attela à cette tâche ingrate. On ne sera pas surpris d'apprendre qu'il y consacra de nombreuses années, au détriment de tout le reste.

Crab prenait les mots un à un, tels que les distribue l'ordre alphabétique – chaque mot était combiné avec le suivant, de toutes les manières possibles et en tenant compte de toutes les déclinaisons possibles, puis combiné avec le mot venant après; combiné ensuite avec ce dernier et le précédent; combiné avec un troisième; avec celui-ci et les deux précédents; avec le même et le premier seulement; avec le même et le second seulement; combiné avec un quatrième, et ainsi de suite. Crab notait toutes les combinaisons sur de grandes feuilles de papier – chaque page remplie et numérotée allait grossir la bible qui s'amoncelait sur le tapis. Il fut bientôt obligé d'abattre le plafond, puis de pratiquer une large ouverture dans le toit.

Mais un soir tout fut terminé. Le manuscrit était haut comme une montagne. Crab dut se hisser jusqu'au sommet pour entreprendre enfin la deuxième partie de son travail; délicate celle-ci, moins en raison des risques de chute que de la nature même de l'œuvre à exécuter, un chef-d'œuvre, le livre final après lequel se taire, et le monde entrerait dans une ère de silence recueilli, car désormais que dire, ajouter quoi, l'homme emploierait le reste de ses jours à lire et relire ces pagés en hochant la tête.

Crab disposait là d'une matière fabuleuse puisque tous les livres passés et à venir s'y trouvaient fondus, et non seulement tous les livres, mais tous les quotidiens, lettres, listes, discours, conversations, modes d'emploi de machines encore à inventer, catalogues, rapports de gendarmerie, actes administratifs y figuraient, sans compter bien sûr les ouvrages inédits que sa méthode avait naturellement produits, un nombre incalculable de romans, d'épopées, de poèmes en vers libres ou rimés, de biographies vraies ou fausses, de journaux intimes scandaleux, d'évangiles contradictoires, d'encyclopédies, de traités aussi divers que multiples, scientifiques, historiques, économiques, politiques… Crab n'aurait eu qu'à détacher des fragments choisis de sa montagne pour se constituer une œuvre personnelle imposante, dont personne n'aurait pu lui contester la paternité.