Il y a bien longtemps aussi que Crab n'a vu une girafe, ou son moindre girafon. Mais ce n'est pas pareil. C'est même complètement différent. Crab sait où les trouver. Il s'en prive à dessein. Garde volontairement ce plaisir pour plus tard – car il est souvent utile d'avoir une bonne raison de vivre en réserve. Au demeurant, cette longue patience profite à son désir. Plusieurs fois déjà, Crab a pris la direction du parc zoologique. En chemin, il est parvenu à se maîtriser, il a eu la force de faire demi-tour. Sa résistance faiblit cependant, il pressent qu'il ne pourra bientôt plus retenir ses jambes. A moins de les briser ou de les entraver, il va falloir qu'il cède. Cette fois, c'est la bonne. Crab s'élance. Il bouscule les passants. Avale la distance. Franchit les grilles du parc. Repère d'entrée les têtes qui dominent. Quel bonheur alors! Quelle fête!
Abandonné à la naissance, Crab fut d'abord recueilli par une louve, il courait nu dans les bois avec ses frères louveteaux, les empreintes de ses pas appartenaient à la neige comme le froid et le silence, flocons noirs moins nombreux que les blancs, sans doute, mais indispensables. Ses yeux perçaient l'obscurité, indispensables à l'obscurité. La lune lui faisait une auréole dont il ne tirait pas gloire, à laquelle il tenait pourtant. Il ne serait pas sorti sans. La louve l'allaitait toujours, plus souvent brebis qu'on ne pense, bonne mère. Puis le goût du sang lui vint, qu'il aurait volontiers bu à la mamelle sans rien changer à ses habitudes, et tout le monde s'en serait mieux porté. Mais voilà, les lièvres entendent garder pour eux le secret de cette source vive, cousu dans la doublure de leur prétendu vison, ils s'enfuient avec et se terrent sous les buissons, il faut leur donner la chasse. Ainsi développa-t-il des instincts carnassiers et lorsque les services sociaux compétents, enfin alertés, prirent la décision de l'arracher à ce milieu pernicieux pour le confier à une poule, il était trop tard, Crab ne fit qu'une bouchée de sa mère adoptive.
On le plaça ailleurs. Puis ailleurs encore, car Crab dévorait ses mères les unes après les autres. Il dévora la loutre, il dévora la truie, et la biche.
Crab reçut ensuite les soins d'une crevette, bien gentille, mais insaisissable et limpide comme l'eau même. Il croyait la voir partout et son affection filiale naissante se dilua dans le vaste Océan. Une abeille lui montra comment se tenir à table. Une jument l'initia au saut d'obstacles. Successivement une couleuvre, une pie, une baleine, une lionne, une chatte, une fourmi lui enseignèrent tout ce qu'elles savaient. D'autres suivirent. Enfin une ourse prit en main son éducation et avec tant de conviction que Crab, fortement impressionné, hiberne encore aujourd'hui, il a beau se soûler de café.
Mais toutes ces mères de substitution, bienveillantes et dévouées, nourricières, ne parvenaient cependant pas à chasser de son esprit l'image idéale qu'il se formait de sa mère naturelle. En outre, Crab recevait d'elles des enseignements parfois contradictoires, et cela le perturbait – que croire? à qui se fier?
Puis il advint ce qu'il espérait confusément depuis toujours, sa mère repentante le réclama. Elle avait aménagé pour lui une petite chambre adorable, avec des rideaux bleus. Un précepteur l'aiderait à combler son retard. Après un examen psychologique approfondi et sous la condition d'une mise à l'épreuve, les services sociaux compétents autorisèrent la jeune femme à reprendre son fils. Crab lui fut donc rendu et son éducation d'homme commença.
Quelquefois encore, un geste, une attitude trahissent son passé, quand il rue, ou quand il rampe. Il peut lui arriver aussi de parasiter l'intestin d'une vache durant deux ou trois jours. Ce sont d'ailleurs moins des résurgences irrépressibles d'habitudes anciennes qui se manifestent alors, que son désir bien naturel d'entretenir des facultés ou des pratiques dont il aura peut-être besoin à nouveau dans l'avenir pour survivre, sait-on jamais. On aurait tort d'y attacher trop d'importance.
44
Mais encore, Crab porte en permanence sur le dos un lourd fauteuil, car rien n'est fatigant comme de porter en permanence sur le dos un lourd fauteuil, et il est nécessaire de s'asseoir de temps en temps pour souffler un peu.
On n'en finit pas de découvrir Crab.
Crab est myope comme un écureuil – ou bien était-ce une taupe, ce petit animal?
Son menton est volontaire, son regard hésitant. Aux oreilles de décider.
Crab se laisse conduire, il erre, il répugne simplement à grimper, les côtes ou les escaliers, il suit plus volontiers la pente. C'est un fait, il n'a jamais gravi les marches d'un escalier; il en trouve encore pourtant, chaque jour sur son chemin, au moins un escalier qui descend. Crab dévale donc, sans se presser, sans s'y astreindre aucunement, plutôt par facilité – sa manière à lui d'être une boule et de rouler, par voie de conséquence. Des passants le dépassent souvent, emportés par leur élan, mais l'indifférence de Crab le met à l'abri de ces phénomènes voisins de l'enthousiasme, il descend à son rythme et les mains dans les poches des parois presque à pic. Des cyclistes le frôlent, courbés sur leurs guidons, décoiffés, défigurés par la vitesse, Crab affiche imperturbablement le même air indécis. A petits pas, sans destination précise (car où aller?), il avance parce que la pente s'y prête.
Il y eut l'événement controversé de sa naissance. Depuis, plus rien. D'autres en effet partagent sa situation, mais ils sont animés par l'espoir, ceux-là, ils voient plus loin, leur heure viendra. L'attente fait salle comble. Vous êtes enfin introduits dans le cabinet d'un mage sinistre qui sait exactement combien de jours il vous reste à vivre, très peu, mais que vous allez sentir passer – qui vous ôte un poumon, un rein, un cœur, puis vous raccompagne jusqu'à sa porte – au suivant. Crab n'y est pas, n'attend rien, personne, n'attend pas, écoule les heures.
D'ailleurs, les médecins le tiennent déjà pour mort – pour déjà mort. Ses interventions sont trop rares pour ébranler leur conviction, son pouls est trop capricieux. Cet homme est mort, répètent-ils, son décès remonte au moins à trois ou quatre ans. N'exagérons rien. Crab n'est pas en vie, indéniablement, mais de là à prétendre qu'il est mort? Crab ne sait plus lui-même. Peut-être, après tout? Il se tâte, puis se pince, difficile à dire. Il lui faudrait un scalpel. Ses bras retombent. Il ne se prononce pas. Ni pour ni contre ce corps posé là, pesant et diffus à la fois. Sensible anéanti. Nébuleux. Cent kilos d'ankylose. Déjà à moitié dévoré par les chats, ou n'est-ce qu'une désagréable impression?