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Comment devient-on fou? Car ce n'est pas si simple. L'esprit qui s'y applique ne conçoit que des méthodes, or toute méthode se propose finalement de réglementer la circulation des astres. Crab devra-t-il faire la dépense d'un trépan? d'autres outils encore? des tenailles? une râpe? Ou peut-il s'en remettre entièrement à sa seule force de concentration – jusqu'à griller ses lumières par excès de tension? Conscience dure et trop lucide, étoile fine, pointue, piquante, perçante, pénétrante, qui coud la nuit sur le jour – désintégrée tout à coup, explosée, répandue, apaisée: naissance d'une nébuleuse.

Mais Crab ne demandera rien à l'alcool, non plus qu'aux psychotropes. Il ne veut pas de ces quelques heures d'ébriété ou d'inconscience durant lesquelles tout augmente. A quoi bon simuler l'abrutissement sous ce masque de carnaval pathétique, à l'œil vitreux, aux joues couperosées, aux grandes oreilles violettes, au gros nez rouge tuméfié, ou s'offrir les hallucinations qui font le trottoir – issues d'un potager ou d'une champignonnière exotiques – et dont il ne vous reste nul souvenir au matin que leur poudrier vide? Le vœu de Crab est de sombrer dans la folie, tête la première, tête la seule, ne garder jouissance que de son corps déboussolé, dériver sur de longues et larges pelouses inusables, abandonné aux soins gracieux des hommes vêtus de lin, logé dans une chambre claire, inexpugnable, nourri de laitages et de viandes désossées, attendries, de poissons sans arêtes, sans ce gros œil fixe non plus qui constitue toute leur tête et glace le sang; c'est en somme une ambition modeste.

Quelle est donc la voie à suivre? Tous les efforts de Crab se retournent contre lui. Cette contention même de son esprit, nécessaire pour ne pas déroger à son parti pris d'indifférence absolue et réagir alors malgré lui aux moindres sollicitations du dehors, pour ne jamais sortir de l'état d'hébétude dans lequel il tente de se maintenir au prix d'une vigilance de chaque instant, développe en Crab une anxiété plus grande qui se manifeste par de l'énervement, un perfectionnisme irrité, le désir d'ordonner le monde selon ses propres lois, rassurantes pour lui, implacables pour les autres.

Crab enviait la bêtise des bêtes, leur vie strictement organique – sans l'horreur des organes – et sensuelle – sans l'effroi des sens -, exempte de souci, il aspirait à la folie hagarde, rêvasseuse, du poulpe le plus mou, du lézard le plus plat, de la plus lente des chenilles. Celle qui le guette est une folie maniaque sans confort, tatillonne, vérificatrice, méticuleuse, une frénésie d'ordre et de symétrie – au lieu du parc immense où errer, débraillé, l' œil décroché et la main ballante, un enfer géométrique froid et propre comme le plein hiver, dirigé par un collège d'allergologues, et Crab au milieu, tiré à quatre épingles, et la porte qui se referme sans bruit.

*

Chaque papillon transporte sur ses ailes la dose exacte de poudre aux yeux dont Crab a besoin pour croire, pendant un court instant, que le monde est à sa guise. Mais dès que se dissipent les effets de l'hallucinogène il redevient soucieux, mélancolique, son délire froid l'entraîne à travers des paysages d'apocalypse que les oiseaux même désertent – il lui semble que les arbres perdent leurs feuilles, que les jours raccourcissent, des choses comme ça, aberrantes, et le vent lui mord les os.

(C'est dans une bonne soupe alors que Crab voudrait tremper ses pieds gelés.)

4

Crab se serait bien passé de cette langue en cire. Comment voulez-vous vivre avec une langue en cire? Il doit faire sans cesse attention à ce qu'il mange. Ainsi, pas de boissons chaudes pour Crab, pas de tisanes, pas de café. Et pourtant la question de l'alimentation n'est pas la plus préoccupante – pas de viandes fumantes non plus, bien évidemment, ni de gratinées, des mets simples servis frais (légumes, fruits), crémeux ou pâteux de préférence (fromages mous, flans), mais Crab trouve à se nourrir -, sa principale inquiétude concerne le durcissement inéluctable de cette langue. Afin de le ralentir, Crab est obligé de parler continuellement, quitte à ne rien dire d'intéressant – et comment tiendrait-il sans répit son auditoire suspendu à ses lèvres? Il y a inévitablement des moments creux dans son discours, des baisses de rythme, de fâcheuses répétitions. Si Crab était enfin libéré de cette contrainte, alors il pourrait n'intervenir qu'à bon escient, on mesurerait mieux l'importance de ses rares paroles, ses observations toujours judicieuses seraient réputées telles, son avis ferait autorité. Seulement, il ne faut pas y compter. Que Crab se taise et sa langue aussitôt se figera définitivement dans sa bouche. Il parle donc, il dit n'importe quoi, une chose et son contraire, que l'éléphant devrait se vêtir de daim, et on s'imagine qu'il délire, tandis qu'il lutte contre la mort.

Mais pareillement, s'il n'avait pas ces paupières de mercure, tout irait mieux pour Crab, il perdrait son air maussade, toujours accablé et rabat-joie, et son regard gagnant en acuité lui découvrirait peut-être des beautés lointaines, inaperçues, qui le raviraient. Avec de bonnes dents d'ivoire, et non de menthe acidulée, avec des ongles de corne, et non de givre, avec des cheveux au lieu de cette morve tiède, avec moins d'écailles et moins de plumes, moins de salpêtre sur le ventre, avec deux pieds d'égale longueur, sans cet œil bleu dans la narine, sans toutes ces oreilles sur les flancs, sans ce scrotum sous le menton, sans les milliers de papilles gustatives qui tapissent son intestin, tout irait déjà beaucoup mieux pour Crab. Une petite intervention chirurgicale serait souhaitable, assurément, mais Crab redoute d'y laisser sa peau.

*

Il a encore enfilé ce matin trois chaussettes appartenant à trois paires différentes. Et c'est tous les jours la même chose. Parce qu'en plus Crab est du genre distrait.

5

En cherchant dans une pièce un objet qui ne s'y trouve pas, mais en cherchant bien, en cherchant longtemps – le temps qu'il faudra -, patiemment, à la loupe, au peigne fin, on doit malgré tout finir par mettre la main dessus. C'est l'opinion de Crab. La démonstration suit.

Ouvrez bien les yeux. Voyez: Crab dépose sa pipe sur le petit guéridon du salon. Puis il marche jusqu'à sa chambre, entre, et referme la porte derrière lui. Il fumerait volontiers une pipe. Il tâte ses poches, pas de pipe, jette un œil sur la table de chevet, pas de pipe, sur le bureau, pas de pipe, – ah ça! -, il écarte le rideau du cabinet de toilette: l'âme immortelle d'un savon dans sa soucoupe, rasoir, brosse et verre à dents alignés sous le miroir dépité, pas de pipe – ah mais! -, Crab fait volte-face, son regard balaye le sol de la chambre, lentement, avec méthode, aller-retour, quadrille le terrain, pas de pipe, décidément, ni l'ombre d'une, ni la fumée, ni l'écume. Crab se hisse sur la pointe des pieds, agacé, sa main aveugle inspecte le dessus de l'armoire – memento, homo, quia pulvis es -, il s'époussette, il éternue, des cendres froides, nulle pipe. Sous le coussin du fauteuil, pas davantage. Crab est bien forcé d'admettre son erreur. Sa théorie ne tient pas. Honnêtement, il en convient. Un doute subsiste au fond de lui, néanmoins. Mais il s'incline devant les faits. Et c'est en s'inclinant avec humilité qu'il triomphe et la découvre enfin, sa pipe, sous le lit.

Etes-vous convaincus? Ou voulez-vous qu'il répète l'expérience?