On en rit aujourd'hui – mais la tristesse étreignait tous les cœurs.
Les Pyramides survivront à Crab, mais témoigneront-elles de son passage sur cette Terre? Comment en être sûr?
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On ne le dirait pas, mais Crab fait ce qu'il peut pour devenir un homme, un vrai. Un homme à tous les sens du terme. Un homme complet.
Il n'a hélas qu'une idée vague et très fragmentaire de ce personnage important, car la contemplation mi-amusée, mi-horrifiée, de son propre corps brûlant de désir, puis rongé par la faim, et encore livré pieds et poings au froid, ne lui en apprend pas grand-chose, tout bien pesé, ce ne sont là que quelques aspects d'un même sujet observé sous plusieurs angles, mais dont il voudrait saisir d'un seul regard toutes les complexités. Or l'homme n'est jamais complètement lui-même, ni quand le désir, le froid et la faim le sollicitent en même temps. Avant tout, donc, Crab se propose de l'étudier en chacun de ses états, il tiendra compte de ses moindres visages, de ses timides mais infinies métamorphoses liées à l'âge, au sexe, à la race et aux autres modes, à la saison, à l'usure, à la chirurgie.
Consciencieux à l'extrême – vous le connaissez -, Crab expérimente personnellement ces innombrables avatars, il les incarne sans discrimination, simultanément tous, homme inconcevable et pourtant seul réel, entier, intègre, représentatif de toute humanité, qui est à la fois vieillard et parturiente, jolie petite rousse chauve grande et maigre de sept ans avec ses cheveux de jais et sa barbe grisonnante de patriarche athlétique absolument glabre et carrément obèse, porteur d'épaisses lunettes, à la voix de baryton, au nez camus parfaitement aquilin, au profil grec, aux yeux perçants, nu à l'exception d'un pagne de plumes et très chaudement emmitouflé… Crab entre dans la peau de ce martyr en grimaçant.
Tel, il s'aventure dans la rue pour constater aussitôt que son effort l'a conduit trop loin, au-delà de toute solidarité, qu'il se retrouve seul comme devant au milieu des hommes qui ne sont pas des hommes, sont à peine des hommes, très approximatifs, inachevés, mi-bêtes, esprits étroits puérilement entêtés, singes empruntés, citoyens douteux, usagers malhabiles, débutants, pratiquants occasionnels aux articulations qui grincent, tous des amateurs comparés à lui, si naturellement machinal, si convaincant, un exemple à tout point de vue, d'où que l'on se place, un buste, un modèle à diffuser dans les écoles et les étoiles, avec une grenouille, une feuille de platane et un cristal de quartz.
Crab entretient sa forme. Ne fume ni ne boit. Il se ménage pour durer. Il ne l'avouera pas, mais son secret espoir est bien de tenir jusqu'à la fin du monde.
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Mais à quelque temps de là, un matin, au saut du lit, Crab eut la mauvaise surprise de constater que ses jambes lui manquaient, disparues les deux, depuis la cuisse jusqu'au pied. Il en fut affecté, comme s'il pressentait obscurément que cela allait d'une manière ou d'une autre lui compliquer la vie.
Sa main gauche aussi avait été amputée cette nuit-là, à son insu, mais Crab ne s'en aperçut pas tout de suite en se réveillant. En fait, il l'ignore encore aujourd'hui, trois semaines après l'opération. N'oublions jamais que Crab est au sens strict un homme sans emploi. Sa main droite lui suffit amplement pour traiter les affaires courantes. Certes, il finira bien par découvrir qu'il n'a plus de main gauche, mais ce sera alors de manière tout à fait fortuite. Un jour ou l'autre, incidemment, il se fera la remarque. Peut-être même doutera-t-il d'avoir jamais eu une main gauche, après réflexion, faute de souvenirs nets de cette main au travail ou aux prises, puis il se convaincra vite qu'une seule main vaut beaucoup mieux que deux pour un homme tel que lui, qui se contente et mécontente largement d'une seule tête – il se tranchera une oreille, il se crèvera un œil, afin de pouvoir diriger plus facilement et plus rapidement toute son attention sur un point précis, grâce à cet équipement fonctionnel minimum, d'un usage enfantin et d'un encombrement réduit, favorisant donc des interventions immédiates sur le terrain, sans les risques de distraction, de dispersion ou de pagaille liés à la mise en œuvre des moyens importants dont dispose un corps sain, souvent disproportionnés au regard des menus événements quotidiens à couvrir.
Tout cela pour dire que les chirurgiens auraient quand même pu laisser une jambe à Crab, la gauche ou la droite, à leur guise.
Tel que vous le voyez, impotent, semi-grabataire, comment pouvez-vous reprocher à Crab sa subtilité? C'est son cerf-volant. Il déroule toujours toute la ficelle, en effet, mais il tient fermement la bobine. Ne la lâchera pas.
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Crab naquit dans une prison, c'était même un cachot sordide. Sa mère s'y trouvait enfermée pour des raisons inconnues de lui aujourd'hui encore.
Plusieurs années passèrent, car sa mère avait été lourdement condamnée. Un matin enfin, le gardien ouvrit la porte du cachot et signifia à la prisonnière qu'elle était libre.
Toi tu restes, ajouta-t-il en repoussant Crab qui s'apprêtait à la suivre. Sa mère laissa retomber ses bras en signe d'impuissance et lui adressa un petit sourire navré avant de refermer la porte.
Crab se rebiffa, pourquoi et de quel droit le gardait-on enfermé ici depuis sa naissance? Mais le directeur de la prison lui répliqua que depuis sa naissance justement, et donc depuis qu'il croupissait derrière les barreaux, le nombre de méfaits et de meurtres avait considérablement diminué par ici, dans une proportion telle qu'il ne pouvait s'agir d'une coïncidence. Crab eut beau rappeler qu'il n'était pas né à l'époque de ces crimes, allez produire des preuves ou des témoins oculaires de votre inexistence. On lui conseilla de revoir sa stratégie de défense. Il plaida coupable et justice fut rendue, la sentence de réclusion à perpétuité prononcée contre lui recueillit de francs applaudissements. A la sortie de l'audience, tout le monde paraissait satisfait. Ce fut même un grand soulagement pour la population. Les individus comme ce Crab, leur place est en prison.
Douloureux en soi, non, honnêtement, vous ne sentez rien, mais ça vous tient, ça vous empêche, ça vous prive de bien des joies, impossible de bouger lorsque vous avez comme Crab un pied coincé entre le ciel et la terre pour vous être malencontreusement trouvé là-bas au moment où s'opérait leur jonction, l'adhérence étroite de leurs bords sur une ligne circulaire unique: vous resterez toute votre vie à l'horizon. Après quelques tentatives inutiles – risibles ou pathétiques, on ne sait jamais bien -, Crab n'essaye même plus de se dégager.
Il vieillira là-bas.
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Hier, Crab a eu mal au ventre toute la journée, des crampes d'estomac. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu mal au ventre, des crampes d'estomac. Alors évidemment, il fallait bien qu'un jour ou l'autre, de nouveau, il ait mal au ventre, ces crampes d'estomac qui l'ont fait souffrir hier, toute la journée.