Ce matin, Crab n'éprouve plus aucune douleur, mais son réveil en panne n'a pas sonné. Cela faisait longtemps que le réveil de Crab n'était pas tombé en panne. Alors évidemment, il fallait bien qu'un jour ou l'autre, de nouveau, il tombe en panne.
Très en retard, Crab met une casserole de lait sur le feu et vaque aux vaguelettes de sa toilette, négligeant du coup de surveiller le lait qui s'échappe de la casserole, chose qui ne s'était pas produite depuis un bon moment dans la vie de Crab, alors évidemment, il fallait bien qu'un jour ou l'autre, de nouveau, son lait s'échappe de la casserole.
Maintenant, Crab court dans la rue, trébuche sur son lacet dénoué et s'étale de tout son long au milieu des assiettes et des tasses exposées devant un magasin de porcelaines, il saigne du nez, la manche de son manteau est déchirée, un voyou détale avec son portefeuille, il ne retrouve plus ses lunettes, le commerçant exige qu'il paie les pots cassés, un agent de police alerté demande à voir ses papiers et, comme il ne peut les produire, il est conduit au poste pour plus amples vérifications et boudé dans une cellule d'où son avocat vient enfin le tirer, tandis que le soir tombe, mais il y avait longtemps en effet que Crab n'avait marché sur son lacet, saigné du nez, déchiré ses vêtements, égaré ses lunettes, cassé de la vaisselle, on ne lui avait rien dérobé récemment et ses derniers démêlés avec la police remontaient à loin, alors évidemment, il fallait bien qu'un jour ou l'autre, de nouveau, il marche sur son lacet, saigne du nez, déchire ses vêtements, égare ses lunettes, casse de la vaisselle, et se fasse dévaliser puis conduire sans ménagements au poste de police.
Mais en vertu de ce principe qui gouverne son existence, et n'ayant encore jamais goûté un seul instant de tranquillité, Crab estime avoir droit demain à une journée entière de repos. Sa requête est fondée. Elle attendra. Il y a vraiment trop longtemps que Crab n'a souffert de ses rhumatismes. De surcroît, il lui reste à vivre certaines expériences qui comptent dans le destin d'un homme et dont il a été inexplicablement privé jusqu'ici. Un incendie est prévu. Une passion malheureuse lui rongera le cœur. Il marchera sur la queue d'un serpent (variante enrichie du thème du lacet). Un mystérieux maître chanteur devrait lui écrire prochainement. Il va perdre un fils. Son automobile fera trois tonneaux. Ensuite, Crab serait repris par ses crampes d'estomac que cela n'aurait rien d'étonnant, après un aussi long répit.
Crab devait mourir de son cancer. Les médecins lui donnaient deux mois. Lorsqu'il fut écrasé par un autobus. Il n'y a vraiment pas moyen de faire des projets sur cette Terre.
Or il paraît que Crab n'est pas le plus malheureux des hommes.
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Ne soyez pas surpris si vous voyez un jour Crab se diriger vers vous d'un pas résolu, sans courir cependant ni claquer des talons, plutôt lentement, et même précautionneusement, comme s'il traversait un étang gelé, sans regarder ses pieds pourtant ni tâter le terrain du bout de son soulier, au contraire, d'une foulée régulière et très assurée, comme s'il marchait sur de l'herbe ou sur un tapis moelleux, sans s'y enfoncer pourtant, au contraire, avec une certaine hâte perceptible quoique ralentie au prix d'un gros effort de volonté, non moins visible, comme s'attarde sur des charbons ardents le fakir qui entend tinter les piécettes autour de lui et finit par s'imaginer à la lueur des braises qu'il roule réellement sur l'or – ne soyez pas surpris si Crab, arrivé enfin à votre hauteur, vous dévisage d'un air pensif, sans insistance néanmoins ni provocation, au contraire, plutôt discrètement, à la dérobée, comme s'il attendait de vous un signe, une réaction quelconque, afin de savoir exactement à quoi s’en tentr sur votre compte, sans vous questionner cependant ni chercher à capter votre attention, au contraire, s'enfuyant si par hasard vous lui adressez la parole ou si vous plantez votre regard dans le sien, mais demeurant là tant que vous ne dites rien, tant que vous ne bougez pas le petit doigt ni ne faites un geste qui puisse l'effaroucher, tant que vous paraissez indifférent, distrait, lointain, voire dédaigneux, et que vous semblez même ne pas remarquer sa présence, ou vous en moquer – ne soyez pas surpris si Crab enfin vous ferme délicatement les yeux, il a de bonnes raisons de croire que vous êtes mort.
Crab, de prime abord, ne ressemble guère à un assassin, ce jeune artiste gracile, on l'imaginerait plutôt enclin à la pitié, au pardon. C'est méconnaître certaines de ses qualités. Dix doigts de pianiste font deux mains d'étrangleur. Crab ne se laissera pas humilier éternellement sans réagir.
Crab voudrait frapper lui aussi – donner son coup de sabre -, mais il n'en a pas le loisir, l'urgence est toujours de parer ceux qu'on lui porte.
En fait, on reproche surtout à Crab d'avoir trop fréquenté sa mère – cette vilaine femme – durant son enfance.
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Crab a passé une bonne partie de son enfance à longer des couloirs, ainsi nommés abusivement comme s'ils ondoyaient jusqu'à la mer, bordés de saules, de peupliers, de trembles, conduisant plutôt en droite ligne à d'autres couloirs aussi peu coulants, car tous les couloirs du monde se tiennent par le coude, formant un réseau dallé ou carrelé sans issue qui dessert ponctuellement les salles de classe, le dortoir, le réfectoire, et trop rarement l'infirmerie calme et propre où il fait bon souffrir un peu.
Chose étrange, à chaque fois qu'il tente de se reporter à cette époque surpeuplée de petits garçons courant les uns après les autres, parmi lesquels il cherche le sien, celui qu'il fut, avec pour seul indice une photo ratée, floue, tremblée, comme produite par un pinceau maladroit – pour seul indice, car il ne garde aucun souvenir de la tête qu'il faisait à cet âge où le chic consiste plutôt à embuer ou traverser les miroirs -, à chaque fois qu'il se penche sur ces enfants et que tour à tour il les dévisage – sa photo dans une main, l'autre pinçant un menton pointu qui s'avère n'être jamais le sien -, à chaque fois, Crab commence par croire qu'il s'est trompé d'école et s'en retourne, déçu, inquiet pour le petit, à ce point préoccupé qu'il passe sans la voir devant l'unique sortie de l'établissement et s'engage et s'enfonce dans son labyrinthe inextricable (pour employer un adjectif lui-même définitivement pris au piège).
Il est bel et bien perdu quand il s'aperçoit de sa distraction. Comment quitter cet endroit? Il veut revenir sur ses pas, ne réussit qu'à brouiller complètement sa piste. Il ne reconnaît rien. Seule l'angoisse lui est familière et se montre telle, un peu trop. Longue étreinte. Il fouille ses poches, en retire une cigarette sans filtre, roulée à la perfection, douce et lisse, compacte, qu'il porte machinalement à ses lèvres, mais n'allume pas.
Voici qu'un enfant apparaît au bout du couloir et marche dans sa direction, les yeux baissés, rasant le mur (mais en rêvant au sens magique que prenait cette formule dans la bouche du baron Haussmann), d'un pas de plus en plus hésitant – et cet homme qui le regardait approcher en suçant un bâton de craie l'arrête pour lui demander d'une voix pâteuse comment rejoindre la sortie.