— Un gamin ! Il n’a pas bonne conscience…
La neige s’était arrêtée de tomber. Les premières demeures du village apparurent, plus noires et plus basses que d’habitude, sous leur coiffe de poudre blanche. La maison de Marie Lavalloud se tenait à l’écart des autres, accroupie au bord du chemin, avec son porche ouvert pour avaler le chaud et le froid. Un gros chien roux courut, en aboyant, à la rencontre d’Isaïe.
— Isaïe ! Tu viens réparer mon fenil ?
Marie Lavalloud sortait de chez elle, une hotte sur le dos, les reins pliés. Sa bouche édentée souriait gaiement. Ses pommettes étaient roses. Isaïe détourna les yeux. Une vague de honte montait en lui, venait à fleur de peau. Il rougit. Il dit :
— Non. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps. Mais demain…
— Tu es bien pressé ! Tu vas chez Joseph, sans doute ?
— Comment le sais-tu ?
— Tous les hommes y sont.
Il fut pris d’une crainte irraisonnée :
— Tous les hommes ? Pourquoi ?
— Pour discuter. Il y a de quoi, paraît-il ! Moi, je monte au bois, chercher quelques fagots…
Il la regarda s’éloigner, boiteuse et robuste, noire dans le gris du monde. Le gros chien roux la suivait, le nez fureteur, la queue en trompette.
Le village était désert. Du café de Joseph sortait une rumeur de vie. Isaïe poussa le battant et s’arrêta sur le seuil, aveuglé par la pénombre, assourdi par le bourdonnement des voix. Les pipes fumaient. Les visages bougeaient. Des chiens mouillés se séchaient derrière le poêle en fonte. Marcellin était installé devant la grande table, avec Belacchi, Coloz, Rouby et Bardu.
— Entre, Isaïe, tu arrives bien ! cria Joseph. Faites-lui une place. À côté de Marcellin. Faut pas les séparer, ces deux-là !…
Isaïe sourit à la ronde, enjamba le banc et s’assit à la droite de son frère. Le front lourd, l’œil mauvais, Marcellin tournait un verre de vin blanc entre ses doigts.
— Tu n’es pas fâché que je sois venu ? murmura Isaïe.
— Tu es libre, dit Marcellin.
— J’ai déjà réfléchi pour la maison…
— Tu sais la nouvelle, Isaïe ? demanda le maire. Ce matin, à dix heures, une caravane de secours a quitté la ville pour monter là-haut, vers l’avion. Deux cordées de trois. C’est Nicolas Servoz qui les conduit. En cette saison ! Qu’en penses-tu ?
Venu pour parler à son frère, Isaïe se sentit brusquement détourné du but. Il regardait, à droite, à gauche, sans bien comprendre ce que lui voulaient tous ces gens assemblés. Enfin, dominant le tumulte de son esprit, il marmonna :
— Si Nicolas Servoz l’a décidé, c’est qu’il est sûr de passer droit. Il connaît son affaire…
— Il connaît son affaire, dit le gendarme, mais il risque gros !
— Pour risquer gros, oui, il risque gros, dit Isaïe.
— C’est de la folie, s’écria le maire, de jouer la vie de six hommes dans de pareilles conditions ! Si encore il y avait des victimes à sauver ! Mais non. On l’a bien dit à la T.S.F. Rien que des cadavres et des sacs postaux. Ils y vont pour les sacs postaux ! Pour de la paperasse !
Profitant du brouhaha créé par les paroles de Belacchi, Isaïe se pencha vers son frère et lui chuchota à l’oreille :
— Sortons, je te dirai pourquoi je ne veux pas vendre. Je te le dirai si bien, que tu ne pourras pas m’en vouloir. Quand tu es parti, j’ai trouvé les mots.
D’un coup de coude, Marcellin lui ordonna de se taire.
— Ils seront au glacier à quatre heures, dit Joseph.
— Compte cinq heures plutôt, soupira Bardu. Drôle de bivouac ! Et le plus dur sera pour demain.
— Ils auraient pu le faire dans la journée en partant de nuit, dit le maire. Tu l’as bien fait en une journée, Isaïe, dans le temps ?
Isaïe sursauta, délogé de ses préoccupations personnelles. Pour la seconde fois, le fil de sa pensée était rompu. Il courait dans le vide.
— Eh bien ! Isaïe, on te parle ! cria Joseph.
— Oui, dit Isaïe, autrefois, je l’ai fait. Mais c’était en été. Et nous sommes au début novembre. Le plus sale moment. Au-dessus de trois mille, tout est enneigé, verglacé. Et ça empire à vue d’œil. Ils marcheront en aveugles. À mi-cuisse dans le mou. Avec des ponts de neige tout pourris. Le brouillard. Le froid…
— À la place de Servoz, je serais passé par la face sud, dit Bardu.
— T’es pas fou ? dit Joseph. C’est tout rocher lisse par là.
— Et alors ?
— En cette saison, autant se couper les doigts avant de partir…
Isaïe tira la manche de Marcellin, à petits coups timides :
— Allons-nous-en. C’est pas en restant chez Joseph que nous nous entendrons comme frères…
Au lieu de répondre, Marcellin vida son verre et s’essuya la bouche avec le revers de la manche.
— Si tu mettais la radio, Joseph ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas encore l’heure des informations, dit Joseph. Dans cinq minutes.
Il avait posé la main sur son poste de T.S.F., le seul de la commune. Tous les regards se tournèrent avec respect vers la petite caisse de bois marron, ornée de boutons en ébonite. Mystérieuse et opaque, elle trônait, près de la cheminée, sur une planchette clouée au mur. Des lambeaux de suie pendaient le long du fil d’antenne.
— De toute façon, on ne saura rien encore, dit le maire.
— Viens, Marcellin, dit Isaïe. Qu’est-ce que ça peut te faire, cet avion ? Viens chez nous. On a trop à se dire…
— Je me fous de l’avion, grogna Marcellin sans desserrer les dents. Mais ici, au moins, je ne suis pas seul avec toi. Et ça me soulage…
Isaïe baissa les paupières. Il lui sembla que du brouillard entrait dans ses poumons, dans sa tête. Autour de lui, les autres parlaient toujours d’avalanches, de surplombs, de tailles, de tirées, vantaient les mérites de Servoz, dénombraient les difficultés de l’expédition. Tout à coup, le maire dit :
— Il est midi juste.
— Tu es sûr ? demanda Joseph, l’œil méfiant.
Il regarda la pendule, puis tira de sa poche des lunettes à monture de métal, les plaça en équilibre sur son gros nez et s’approcha du poste avec componction. Les conversations s’arrêtèrent. Du bout des doigts, Joseph caressait les boutons d’ébonite. Un œil vert s’alluma au fronton de la caisse.
— Il chauffe, dit Joseph. Patientez un peu.
Enfin une voix lointaine, grésillante, se fit entendre.
— Les nouvelles politiques, dit le maire.
Marcellin prit une bouteille de vin sur la table et remplit son verre jusqu’au bord. Isaïe voulut l’empêcher de boire :
— Tu sais que ça te retourne.
— Ce qui me retourne, ce n’est pas le vin, c’est ton entêtement de bourrique !…
— Taisez-vous, là-bas ! gronda Joseph.
Tous attendaient, le regard fixé sur le poste, la respiration contenue. L’homme de la radio parlait sans arrêt, d’une manière fluide, aimable et monotone.
— Ah ! dit Coloz, nous y sommes !…
— Malgré les risques de gel, de brouillard et d’avalanches, dit le commentateur, une caravane de secours, composée de six guides expérimentés, est partie ce matin, à dix heures, sous la conduite du guide-chef Nicolas Servoz, pour tenter de rejoindre les débris de l’avion Blue Flower, de la ligne Calcutta-Londres. Bien qu’il n’y ait pas le moindre espoir de trouver des rescapés sur les lieux du sinistre, un parachutage de vivres et de produits pharmaceutiques a été effectué au-dessus de l’épave. Admirablement équipés et entraînés, les sauveteurs sont munis de ravitaillement, de traîneaux de secours, de postes de radio portatifs et de fusées. Aux dernières nouvelles, les deux cordées, de trois hommes chacune, progressent lentement à cause de la forte épaisseur de neige qui recouvre les pentes. Hier, au cours du match de football qui opposait l’équipe de France à l’équipe d’Angleterre…