Joseph tourna un bouton et la voix se tut.
— C’est tout ? demanda Marcellin.
— Que voulais-tu qu’ils te disent de plus ? répliqua Joseph avec humeur. Demain, sans doute, on sera mieux renseignés.
Les hommes se levaient un à un, hochaient la tête, payaient, se dirigeaient vers la porte :
— Adieu, Joseph.
— On repassera.
— Si tu sais du nouveau…
— Maintenant, nous pouvons rentrer, n’est-ce pas ? demanda Isaïe.
Ils sortirent les derniers. Marcellin marchait, les mains dans les poches, le menton appuyé sur la poitrine. Rien qu’à le voir, Isaïe sentait croître son embarras. Il avait oublié la belle phrase qu’il avait préparée en l’absence de son frère. Comment était-ce donc ? « Le père n’aurait pas permis… Si le père avait vécu… » Comme ils arrivaient devant la maison, il s’arrêta et dit :
— Regarde-la, Marcellin. Tu ne sens pas qu’elle est à nous ?
— Et après ? Nous serons plus heureux quand elle sera à d’autres.
— On pourrait peut-être attendre, voir venir…
— J’ai déjà trop attendu.
— Tu iras chez le notaire demain ?
— Oui. Il faut en finir.
— Et si je ne veux pas, moi, qu’on en finisse ?…
Marcellin serra les mâchoires. De petits os ronds roulaient sous la peau de ses joues. Ils rentrèrent dans la maison et Isaïe prépara le repas, comme il le faisait tous les soirs.
4
— Isaïe ! Isaïe ! viens vite !
C’était la voix de Bardu, le braconnier. Isaïe, qui travaillait depuis deux heures à réparer le fenil de Marie Lavalloud, se dressa, posa son marteau, cria :
— Qu’est-ce que c’est ?
Le vent de neige, passant entre les planches disjointes, l’empêcha d’entendre la réponse. Une ombre crépusculaire noyait les profondeurs de la grange. Il y avait encore beaucoup à faire pour boucher les trous. Deux faux et trois râteaux étaient pendus à des chevilles de mélèze. Isaïe contourna la masse de foin, se pencha par la trappe et cria de nouveau :
— Qu’est-ce que c’est ?
Puis il se mit à descendre la raide échelle de bois qui menait à la salle basse. Ses genoux tremblaient. Une brusque angoisse avait pénétré son cœur. Depuis la discussion qu’il avait eue avec son frère, il redoutait constamment une mauvaise nouvelle. Ce matin, Marcellin était parti très tôt pour la ville, sans rien dire. Peut-être était-il déjà revenu, accompagné du notaire, du juge, des gendarmes ? Et ces messieurs, réunis au hameau, étaient en train de vendre la maison.
— Nom de nom ! grommelait Isaïe. Nom de nom ! Si c’est ça…
Il dégringola les derniers barreaux et atterrit devant Marie Lavalloud et Bardu. Leurs visages étaient graves. Le braconnier secouait sa vieille tête plissée, rouillée et piquée de poils blancs.
— Alors ? demanda Isaïe.
— Servor… Servoz s’est tué, chuchota Bardu.
Isaïe était si loin de penser à Servoz, qu’il mit un long moment à comprendre ce qu’on lui disait. Il répéta machinalement :
— Tué ?
— Oui… Ce matin… En traversant le glacier… La lèvre d’une crevasse a foiré… Et le voilà précipité au fond par une coulée de neige… Enseveli sous six bons mètres de poudreuse… Quand on l’a dégagé, il était mort…
— Sainte Vierge ! balbutia Marie Lavalloud, mourir ainsi, pour un avion… pour un avion qui n’est même pas de chez nous !
Elle jeta un regard à Isaïe, comme pour l’inviter à donner son avis sur l’événement. Mais Isaïe ne parlait pas, ne bougeait pas.
— Et il a femme et enfants, le pauvre ! reprit Marie Lavalloud. Ça doit faire joli, en ville !
Sa figure ravinée, aux yeux ronds et pâles, tremblait d’indignation. Elle tenait dans une main un couteau, et, dans l’autre, une pomme de terre. Isaïe considérait fixement le couteau, la pomme de terre, et se laissait envahir par la certitude d’une catastrophe sans remède. Avec Servoz, c’était le témoin de ses meilleures années qui changeait de route. Cet homme-là disparu, chacun, dans le pays, devait se sentir un peu plus seul, un peu plus misérable.
— Pour un coup dur, c’en est un, grogna Bardu.
— Nicolas Servoz, dit Isaïe avec effort, c’était quelqu’un… On avait fait beaucoup de courses ensemble… Et voilà… Bêtement… Il n’aurait pas dû… Si j’avais été là, je l’aurais empêché de partir…
Les mots se déformaient en passant dans sa gorge.
— La caravane a rebroussé chemin, dit Bardu. Ils ramènent le corps. Le gouvernement a ordonné d’abandonner les recherches. À cause du danger. C’est le gamin à l’Antoinette qui m’a raconté ça. Il revient de la ville.
— Je l’aurais empêché de partir, reprit Isaïe. Il m’écoutait toujours… Il aurait grondé… Et puis, il aurait dit : « Tu as raison, Isaïe… »
Soudain, il se mit à crier :
— On ne tombe pas comme ça !… Pourquoi ne l’ont-ils pas retenu ?… Ils étaient encordés tout de même ?… Ils auraient dû… !
— Si tu veux des détails, viens chez Joseph, dit Bardu.
— Voilà… Les guides d’aujourd’hui sont des demoiselles… Ils ont perdu la tête… Ils l’ont laissé couler au fond…
— Va chez Joseph, Isaïe, dit Marie Lavalloud.
— Et ton fenil ? Je n’ai pas terminé, là-haut…
— On n’y voit plus goutte. Tu finiras un autre jour.
— Ils l’ont laissé couler au fond… Et maintenant, il est mort.
Marie Lavalloud le poussa dehors par les épaules. La neige fondait en boue devant les portes des maisons. Chez Joseph, tous les hommes de la commune s’étaient réunis pour commenter la nouvelle. Même M. le curé était là. Mais personne ne buvait. Les visages portaient le deuil. Comme du fond d’un rêve, Isaïe entendait des bribes de conversation.
— L’ambassadeur des Indes est arrivé en ville… On enterrera Servoz dans deux jours… Des funérailles nationales… Il ne pouvait pas passer… Si, il pouvait passer… Une déveine… Et moi, je te dis que c’était couru… Il nous coûte cher, leur bout de zinc !… Envoyer les gens à la mort, est-ce que c’est chrétien, monsieur le curé ?
Isaïe sortit sans être remarqué. Tout à coup, il éprouvait le besoin d’être seul, en plein vent, sur la route, pour dire adieu à Servoz. Il marchait lentement vers le hameau des Vieux-Garçons. Ses chaussures grinçaient dans la neige. Le soir était venu, froid et pur. Quelques étoiles brillaient au ciel. Isaïe disait :
— Adieu, Nicolas… T’en fais pas, Nicolas…
La vapeur qui s’échappait de sa bouche lui donnait l’illusion que, par instants, une âme en peine surgissait devant lui et tournoyait, dansait un brin, avant de se dissoudre dans l’air. Il dépassa le cimetière, qui était hors du village, sur une butte, monta jusqu’à l’église, ouvrit la porte et pénétra dans l’ombre glaciale des pierres. Les bancs luisaient, polis et nus. Des dorures veillaient au fond du sanctuaire. Isaïe pria un peu, prononça encore le nom de Servoz, se signa et reprit son chemin.
Il était plus calme à présent. Comme quelqu’un qui a réglé correctement une grave affaire de famille. Déjà, son regard cherchait la maison, au plus épais de la nuit. Soudain, il aperçut une lumière. Pas de doute possible. C’était chez lui, chez eux. « Marcellin serait-il rentré ? Sans passer par le café de Joseph ? Sans voir personne ? » Isaïe allongea le pas, puis se mit à courir, la bouche ouverte, les coudes au corps.