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— De bonnes paroles ! Mais rien derrière ! Les jours passent ! Et moi, j’enrage ici ! Tu m’entends ?… Je deviens fou !… Reprendre du travail à la scierie ou ailleurs ?… Jamais ! Je voudrais m’en aller, m’en aller !…

Il abattit les mains à plat sur la table. Sa face apparut en pleine clarté, avec des marbrures pâles sur la peau. Le bord de ses yeux était rouge. Il dit lentement :

— Pour moi, ce n’est plus tenable…

— Calme-toi, dit Isaïe. Il y en a de plus à plaindre que nous… Les gens de l’avion… Servoz… la femme de Servoz…

— Je préférerais être à la place de Servoz qu’à la mienne, dit Marcellin. Lui, maintenant, il n’a plus besoin de rien.

Il se dressa sur ses jambes et son regard fit le tour de la pièce, comme pour recenser des ennemis rangés en cercle.

— Saleté ! dit-il. Saleté de saleté !

Il saisit le journal, le froissa en boule et donna un coup de pied dans le banc.

— Allons nous coucher, dit Isaïe. Demain tu verras clair.

— Non, dit Marcellin.

Isaïe prit la lampe à pétrole dans sa main. Dominant son frère de la tête, il se sentait fort et responsable. Un rond de lumière monta au plafond. Le fourneau recula dans l’ombre. L’un derrière l’autre, ils pénétrèrent dans la chambre. La clarté entra avec eux. Isaïe s’agenouilla entre les deux lits pour faire sa prière.

*

Allongé sur le dos, les paupières ouvertes, Isaïe entendait son frère, qui se tournait sur sa couche, soufflait et geignait sans répit. Dehors, c’était la neige, le silence, le froid. Et, à l’intérieur, la paix ne voulait pas descendre. Après tant de paroles échangées, Isaïe ne savait pas encore s’il devait être heureux d’avoir conservé la maison ou malheureux de ne pouvoir la vendre, selon le vœu de Marcellin. Balancé entre ces deux sentiments contraires, il dépérissait d’angoisse et demandait à la nuit de lui porter conseil. Ses yeux naviguaient dans le noir, ses oreilles s’emplissaient de noir, il respirait, il happait du noir à pleine bouche, à pleines narines.

— Tu dors, Zaïe ? gémit Marcellin.

— J’essaye. Mais ça ne vient guère.

— Je voulais te demander une chose.

Dans l’obscurité, la voix de Marcellin était celle d’un jeune garçon tourmenté par l’insomnie. Il n’avait plus trente ans, mais vingt ans, quinze ans, peut-être. C’était bon.

— Dis toujours, murmura Isaïe.

— Tu ne crois pas que Servoz aurait mieux fait d’éviter le glacier et de passer par la face sud ?

Isaïe se dressa sur un coude :

— Si, je le crois. Je n’ai pas voulu le dire, hier, chez Joseph, mais je le crois. Seulement, il était trop chargé pour varapper de ce côté-là.

— Quelle idée d’emporter des traîneaux de sauvetage, des couvertures chaudes, un matériel de pharmacie ! Il n’en avait pas besoin, puisqu’il n’y avait pas de survivants à soigner.

— On n’est jamais sûr qu’il n’y a pas de survivants à soigner. Servoz a pris toutes les précautions. C’était son devoir. Tu ne peux rien dire contre.

— Je ne dis rien contre. Et, en faisant l’aller et le retour par la face sud, pouvait-il, d’après toi, revenir au soir ?

— Il le pouvait, oui. C’est deux fois plus court que par le glacier pour une cordée légère.

Un soupir et la voix de Marcellin reprit, lointaine, comme écrasée par un tampon d’étoffe :

— Tu la connais bien, toi, la face sud ?

— Je l’ai faite huit fois, peut-être.

— C’est dur ?

— Oui.

— Mais c’est possible ?

— Je pense.

— Même en cette saison ?

— Le vent a soufflé la neige dans les couloirs. La roche doit être encore bonne, avec une petite part de verglas.

— Donc, on pourrait passer…

— Ça dépend, Servoz était si lourdement équipé !…

— Je ne parle pas pour Servoz.

— Et pour qui ?

— Pour toi et moi.

— Pourquoi dis-tu : toi et moi ?

— Je voudrais qu’on monte là-haut, tous les deux.

— T’es pas malade ?

— Nous devrions aller là-bas, Isaïe.

— Qu’est-ce que tu veux faire là-bas ? Il n’y a rien à faire là-bas. Des morts, du bois cassé et des lettres. Ça peut attendre… Une caravane ira les chercher, au printemps.

— Paraît que l’avion transportait de l’or.

— De l’or ?

— Oui, de l’or pour l’Angleterre.

Isaïe toussa, se recoucha et dit :

— Faut pas croire tout ce qu’on raconte.

— Même s’il n’y avait pas d’or, Isaïe, nous aurions intérêt à tenter le coup. Les passagers avaient sûrement emporté de l’argent sur eux. Pour voyager en avion, il faut être riche.

— Qu’est-ce que ça nous fait qu’ils aient emporté de l’argent ?

— On pourrait le prendre.

— Le prendre à des morts ?

— Cela vaut mieux que de le prendre à des vivants.

— Non, Marcellin.

— Les morts n’ont pas besoin d’argent. Pour acheter quoi ? Pour payer quoi ? Leurs billets de banque, c’est la neige qui les mouille, qui les avale, qui les détruit. Et nous laissons périr cette fortune ! À supposer même que ce soit de l’argent étranger, on peut le récupérer, le changer. Et les bijoux…

— Je ne sais pas, Marcellin. Tu as sans doute raison, mais ça ne m’a pas l’air honnête.

— Et si Servoz avait empoché l’argent, tu aurais trouvé ça honnête ?

— Il n’y allait pas pour empocher l’argent, Servoz.

— Au cas que nous ne le fassions pas, un autre le fera.

— Ce sera son affaire. Un mort n’a plus de défense. On n’a le droit de le toucher que pour le laver et le porter en terre. Voilà comment je pense.

— Tu penses mal. Personne ne pourrait nous en vouloir, puisque cet argent n’appartient à personne…

— Faut le laisser là-bas.

— Ne te bute pas, Zaïe. Écoute… Écoute bien… Si nous trouvons cet argent, nous n’aurons plus besoin de vendre la maison. Tu te rends compte ? La maison. Oui ! Elle restera à nous.

— À nous ?…

— Je peux te le jurer… Nous ne vendrons pas la maison. Je ne me mettrai pas avec Augadoux. J’achèterai un magasin pour moi seul, en ville. Un beau magasin. J’y descendrai tous les matins. Tu viendras avec moi, si tu veux. Et, si tu veux, tu demeureras ici, avec tes moutons. Et toutes nos soirées, nous les passerons ensemble. Tu sais que le père voulait agrandir l’écurie. Il n’a jamais pu le faire. Et nous le ferons. Nous le ferons comme le père l’a voulu. Nous agrandirons l’écurie, pour que tu puisses y loger d’autres moutons.

— D’autres moutons ? Lesquels ?

— Ceux que tu achèteras, avec le reste de l’argent.

— Je pourrais acheter des moutons ?

— Tant que tu voudras. Au lieu d’une quinzaine de bêtes, tu en auras cinquante, cent…

— Cent bêtes ?…

— Peut-être plus. Un vrai troupeau. Tu te vois à la tête d’un vrai troupeau ?

Isaïe poussa un gloussement de plaisir :

— Et j’achèterai quelques béliers aussi ?

— Oui.

— Ce sera bien…

— Ce sera magnifique… Tu marches sur la pente, et, derrière toi, une centaine de brebis qui trottent, qui bêlent… L’occasion ne se présentera plus… Il faut profiter.

Il y eut un silence.

— Alors, reprit Marcellin, tu te décides ?…

— Je voudrais bien, mais je ne peux pas… je ne peux pas monter là-haut… Je n’ai plus ce qu’il faut dans les mains, dans la tête…